Dossier Jacques Monory Dialogue en rond entre un sceptique et une convaincue par Jacques Monory et Isa-Lou Regen Isa-Lou Regen : Rilke a dit : " de qui a affronté les dangers et de qui est allé jusquau bout dune expérience
" Est-ce que tu ne penses pas que toi aussi, finalement, dans cette douleur que tu as eue, par exemple
Jacques Monory : Il faut que jaille au bout de la mienne ? I-L R : Quand une femme ta quitté ? J M : Oui, à un certain moment, je maperçois que je ne tiens pas vraiment à aller jusquau bout. I-L R : Tu mavais dit que toute ta série des Meurtres venait de là ? J M : Oui, tout à fait. I-L R : Donc, est-ce que tu ne penses pas que tu es allé au bout dune certaine souffrance ? J M : Non, là cest simplement que je me suis créé des médicaments et que je me suis guéri par ma peinture. I-L R : Oui, mais on ne se guérit bien que de quelque chose qui fait mal. J M : Je nai pas recherché ce qui faisait le plus mal pour comprendre et ressentir ce quil y avait de plus intéressant. Les circonstances my ont amené. Jai peint pour men délivrer. Cest léloge de la fuite. I-L R : Javais entendu un jour Jeanne Moreau
Tu aimes le cinéma
J M : Oui oui
Jeanne Moreau, je laime bien mais
I-L R : Sans plus ? Jai limpression quelle na pas vue la vie que dun seul côté et quelle a vraiment utilisé aussi et peut-être surtout ses échecs. Elle a dit avoir réalisé quil y avait eu pour elle des réussites qui lui paraissent finalement dégueulasses et des échecs qui ont été pour elle des leviers et des enseignements importants. Quen penses-tu ? As tu éprouvé toi aussi des échecs qui tauraient plus apporté que des réussites ? J M : Jai eu plein déchecs qui mont humilié dans mon intelligence, parce que jétais affecté alors que je savais très bien que cétait dérisoire. I-L R : De quel genre déchecs parles-tu ? J M : Pour dire les choses de manière simplette, cétait des échecs " de carrière " comme disent les gens. Ce mot " carrière " me paraît écoeurant. Je vois tout de suite lartiste qui creuse sa tombe. Ça me dégoûte. I-L R : Que mets-tu dans le mot carrière ? J M : Cest un truc quon a prévu, organisé. Cest quelque chose de construit avec méthode, et qui vous cache le véritable intérêt du monde. Jaime les artistes qui ne font pas carrière. I-L R : Moi, dune certaine façon, je comprends ceux qui " font carrière ". Après tout, dans notre métier dartiste, nous ne vivons que de la reconnaissance des autres. On vit du fait dêtre vu ! J M : Eh bien ça, cest stupide. I-L R : Mais on vit de ça. J M : Justement : on vit stupidement. I-L R : Soit. Mais le seul fait de faire une exposition, cest bien sexposer, se montrer soi-même, se mettre en avant ? J M : Cest vrai, oui
On se pose devant le regard des autres. Il peut tout de même arriver que tu reçoives une tomate, ou même que personne ne te voie. Bah, cétait le jeu, fallait pas y aller. Ce qui est vexant, cest dêtre vexé de ça ! Je sais bien que la reconnaissance est nécessaire. Mais il y a décidément trop de conditions à remplir pour accomplir ce quon appelle une grande carrière internationale : celle que je nai pas faite et que je suis content de navoir pas faite. I-L R : Moi, je pense que tu as fait une très belle carrière. Mais je comprends bien ce que tu refuses dans le processus de la reconnaissance : la dynamique commerciale et médiatique quil faut sans cesse entretenir. Le jeu du business nest pas ton histoire. J M : Disons que je suis un peintre français assez original et puis voilà ! Jai honte quand je mavoue à moi-même que jaimerais être un peu plus reconnu internationalement parce que je nai pas à me plaindre. Parfois, on pense même que je suis célèbre, et cest bien ce que dune certaine façon jai recherché, mais pas très adroitement. Jai mal essayé, et il y a quand même eu quelques résultats. Je connais des peintres qui essayent aussi
I-L R : et qui ny arrivent pas ? J M : Ils se donnent un mal fou, et ils ny arrivent pas
et puis il y a le facteur chance. Récemment, par exemple, jestime avoir eu de la chance lorsque, pour le nouvel accrochage des collections au Centre Pompidou, le responsable de la section cinéma, Jean- Michel Bouhours, a voulu me consacrer une salle entière parce que jétais en phase avec le sujet quil voulait développer. Bouhours, sans le savoir, est passé par dessus lopinion des conservateurs patentés de lart admissible qui ne mauraient jamais consacré autant de place. Etant entendu quavec eux, Warhol, lui, na absolument pas besoin dêtre synchrone avec le sujet pour quon le colle à toutes les soupes
I-L R : Campbell ! (rires). Mais toi, tu aimes bien Warhol ? J M : Jaime bien sa manière de se cacher. Jaime bien le masque quil a pris. Et puis, ce que japprécie terriblement chez lui, cest quil se présente comme un être superficiel, tout en surface, alors quil a évidemment bien plus de fond que ceux qui claironnent quils " ont du fond " et qui en mettent épais comme ça ! Warhol a lair de ne prendre que des gens du monde, des célébrités, des paquets de lessive : tout ça pourrait être écoeurant, mais pas du tout. En faisant tout cela, il te parle. Il te parle de la mort et du passage. Il ne le dit pas aussi directement que moi (moi, cest tout juste si je nécris pas le mot " vanité " sur mes tableaux !), non : officiellement, il proclame seulement " je suis un mec qui est vachement célèbre, et cest la célébrité qui mintéresse. Et je vous dis merde ", alors que cest un leurre, et quil y a tout autre chose derrière. Cest ça que jaime en lui. I-L R : Mais tu ne peux tout de même pas me dire que Warhol na pas " fait carrière " au pire sens que tu entendais tout à lheure ? J M : Il ny a que les exceptions qui comptent ! Oui, il a fait une carrière, mais aventureuse, et il a réussi magistralement avec une réflexion grave sur le monde. Je trouve la carrière de Warhol parfaite dans son succès, dans sa réalisation, dans sa pensée. Il y a vraiment accord entre ce quil pense du monde et ce quil est. Warhol a été le contraire de ceux qui prennent le position de " maître " et qui donnent leur uvre en exemple. Je naime pas ceux qui veulent paraître au-dessus de ce quils sont vraiment. I-L R : Ce que tu dis me plaît bien, parce que moi aussi je suis touchée par Warhol, à la fois si spontané et si lucide dans sa manière davancer
En annonçant sa superficialité, il interroge sur la fragilité du " je ". Cest cette forme dintelligence qui me parle le plus, à moi aussi. Mais revenons à toi. J M : Oh moi, je suis sûr que je ne suis pas sûr ! I-L R : Socrate nest pas loin. J M : Je ne vais pas me comparer à ce brave homme, mais je sais que je ne sais rien. Je ne " sais " jamais et je ressens souvent. I-L R : Je voulais savoir : daprès toi, quelle est lémotion première qui ta accompagnée toutes ces années. Est-ce quil y a une émotion dominante ? J M : La peur. Quand jétais petit javais très peur du noir. Maintenant ça va, mais la peur a changé dobjet. Par exemple, jai peur en moto mais comme je suis un esprit volontariste je fais de la moto. A chaque fois que je prends ma moto, je me dis que cest la dernière, et quand je suis revenu je suis très content parce que je suis vivant ! De toute façon, je me dis aussi que si je ne sors pas, je suis mort, puisque la vie cest justement sortir. Je suis obligé de faire comme si je navais pas peur. Mais jai peur. I-L R : Guillaume Durand a mis un tableau de toi sur la couverture du livre quil vient de publier. Cest un tableau bleu bien sûr. Le titre du livre est " La peur bleue ". Et toi qui as toujours peur, tu as toujours peint en bleu
J M : Je nai jamais employé le bleu en me disant " tiens, cest la couleur de la peur, donc je peins en bleu ". Au contraire, je lai employé comme la couleur de la protection. Quand je peins bleu, jai du plaisir, cest du bleu : ça méloigne de ce que je fais. Cest comme si je me mettais dans un voile bleu. Il se passe un massacre derrière la vitre bleue, et moi je suis protégé des balles. Le bleu nest pas pour moi la couleur de la peur. Pour un de mes tableaux faits consciemment en bleu, jai pris une phrase dEdgar Poe : " quoi que lon voie ou que lon ressente, ce nest jamais quun rêve à travers un rêve. " Je trouve ça tout à fait juste. I-L R : Tu as le sentiment quen fait tout est illusoire ? J M : Oui, et cette illusion peut me blesser. Warhol, lui, pensait la même chose, mais il nen faisait pas un drame : plutôt un constat. Il ny a quune égalité entre les hommes, cest que nous allons tous paniquer au moment de mourir. Alors, quon ait trouvé le coup du bleu ou autre chose
ça ne changera pas grand chose. I-L R : Tu penses beaucoup à ce moment là ? J M : Oui, parce que jaimerais bien que je ne sois pas lamentable. I-L R : Que veux-tu dire ? J M : Être lamentable, cest paniquer absolument. Mais heureusement les choses sarrangent en général, parce que tu es si faible que tu nas plus la force de paniquer, et puis maintenant, ils arrangent tout
Mais laissons cela : cest vrai que je suis un peu obsédé par la mort, ou bien tout ce qui tourne autour. Je me souviens qu'à la Biennale de Venise 1986, javais fait un travail entre le " putrescible et limputrescible " : toujours la même chose. Cétait dans la section " Space ", celle-là même où lartiste chinois Wen Ying Tsai présentait une pièce extraordinaire. Cétait de leau qui tombait de très haut, et devant il jouait du violon. La manière de tomber de leau changeait avec les inflexions de la musique. Les vibrations produites par le son du violon modifiaient le cours des gouttes deau : cétait fascinant, très beau. Beaucoup plus beau ma-t-il semblé que mon affaire putrescible ! I-L R : Comment travailles-tu ? Tu laisses reposer les choses ou tu aimes bien les finir tout de suite ? J M : Quand je fais un tableau, je nen fais pas un autre. Il ne rentre quune chose à la fois dans ma tête. Létat dans lequel jai toujours peint, cest celui du type qui est abandonné par tout le monde et qui na donc à se préoccuper de personne. Cest peut-être pour cela que jai un mal fou à réaliser une commande, cest vraiment une plaie pour moi à chaque fois ou presque. Les commandes qui mont intéressé sont celles qui correspondaient à ce que javais envie de faire à ce moment là. Par exemple, le patron de la maison de couture Balenciaga ma proposé un jour de travailler librement sur le thème de Narcisse. Ce thème est très beau. Jai représenté Gary Cooper en bretelles sur un canapé, avec un revolver
Mais il ne faut pas se détourner de lessentiel. I-L R : Lessentiel, cest par exemple quoi pour toi ? J M : Faut pas dire de conneries, attends
Ce nétait pas essentiel que je passe la moitié des dix premières années de ma vie professionnelle à gagner ma vie dans un milieu qui me convenait, celui de lédition et de la photographie. Cétait du plaisir. Mais jai peut-être eu tort de me laisser aller à ce plaisir qui nétait pas essentiel. Le temps est mon ennemi. Je ne voudrais navoir fait que lessentiel, mais jai eu trop peu de temps. Dun autre côté, si je navais pas travaillé dans lédition et la photo, jaurais été moins à laise avec la peinture et je naurais pas fait exactement la même peinture (ma peinture est à base de photos). Alors ce quon croit être une perte de temps nen est peut être pas une et ne ta pas détourné de lessentiel. Tout cela est mystérieux. I-L R : Cest très sage, ce que tu dis. Cest déjà la sagesse ! J M : Je finis par avouer que je ne comprends rien. Cest ça la sagesse ? par Jacques Monory et Isa-Lou Regen © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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