Monographies Henri Olivier, " Fédérer les espaces " pour senraciner dans le monde Par Éliane Burnet Celui qui intervient dans les jardins est non seulement le paradigme de tout artiste qui ne part jamais de rien, mais encore le paradigme de tout homme qui doit toujours faire avec du " déjà là ". La question dHenri Olivier est alors de savoir comment sinsérer dans quelque chose qui ne commence pas avec lui, en évitant à la fois le piège dencombrer encore plus lespace qui fourmille déjà dobjets et lécueil de la défiguration du lieu qui laccueille par la surimposition de propositions qui écrasent lexistant. Cest pourquoi Henri Olivier sempare du " déjà là " pour le dévoiler, le faire voir, le révéler, lexhausser ou " le réveiller " par " un souffle poétique extérieur (1) ", comme le dit Gilles Clément. Le " Déjà là " du projet collectif Depuis trois ans, le service culturel de La Valette-du-Var développe un projet " à la croisée des arts visuels, des arts du jardins et des arts culinaires ", sur le domaine de Baudouvin. Un parc, qui abrite une grande bâtisse provençale et un jardin du XVIII e siècle, devient le terrain de jeu des jardiniers et des artistes. Chaque été un jardin éphémère voit le jour et à cette occasion un terrain dexpérimentation est offert à un artiste sur un thème. En 2004 ", Françoise Jolivet, dans le cadre de dInstallation I, " Courges faisait ses Travaux des champs ; en 2005, David Dubois, dans Installation II, " Solanacées" chantait 1, 2, 3
Soleil ; cette année, dans Installation III, Henri Olivier a créé une Ombre épicée. Lartiste invité entre ainsi en résonance, selon les années, soit avec des courges bleues, rouges ou vertes, soit avec des aubergines, des poivrons ou des tomates, soit avec du basilic, de la pimprenelle ou de lorpin réfléchi. Le projet Ombre épicée dHenri Olivier se décline en trois niveaux: sur une partie basse du parc, une " ombrière", près du jardin, " un chemin des menthes " et encore plus haut, dans une chapelle, une installation de plaques de zinc gravées. Les deux dernières parties sont en liaison directe avec le projet collectif. Le " chemin des menthes (2) " consiste en une plantation de menthes dans leau dun chéneau dune dizaine de mètres qui longe lun des murs du jardin. Le visiteur parcourt le chemin odoriférant à lombre dune treille où la main ne peut se retenir deffleurer les menthes pour en exalter les senteurs. Lartiste se fait jardinier pour entrer en écho par ses menthes de différentes variétés - menthe poivrée, menthe aquatique, menthe sylvestre ou menthe bergamote - avec les 200 épices ou aromates plantés par les jardiniers et il se fait paysagiste pour souligner la structure carrée du jardin. A quelques pas, en passant sous le " drapeau du pays de lombre", son installation dans la chapelle récite les " litanies botaniques épicées" inscrites en lettres cursives sur des plaques de zinc noir: cinamomum camphora, hyssopus officinalis, angelica archangelica, coffea arabica, juniperus communis, ou ferula asafoetida. Sous ces termes aux évocations exotiques se cachent non seulement les condiments de la cuisine, les baumes ou les narcotiques de la pharmacopée et de la magie, mais aussi les stimulants des extases religieuses. Tout un programme pour une chapelle. Henri Olivier évoque volontiers les mots de Rainer Maria Rilke, dans Requiem: "Je veux que les jardiniers me récitent de longues litanies de fleurs, pour que dans les débris de leurs noms admirables, je rapporte un reste de leurs cent parfums." Par ce geste décriture, lartiste sextirpe du jardin réel, sort du sensoriel tactile, visuel et odorant pour passer au niveau symbolique de la connaissance et de lécriture à contempler : lépice nest plus sentie, elle est représentée. Il déplace le jardin dépices dans le domaine de la recollection de la pensée. Par cette double intervention qui sinscrit dans le " déjà là " dun projet, lartiste fait un pont entre les artistes et les jardiniers, entre le " chemin des menthes" du jardin et la " litanie des noms" de la chapelle, entre le sensible et lintelligible, la présence et le représenté, lextérieur et lintérieur : il rassemble, relie, et donne lélan pour une mise en abyme du monde des jardins. Mais le pont de lart peut ouvrir aussi sur dautres espaces en créant une passerelle de communication. Le " déjà là " du lieu Pour saisir loriginalité de la démarche dHenri Olivier, il faut dabord, dans ce type de travail, tracer une ligne de démarcation avec les artistes du land art ou ceux qui installent des sculptures dans des jardins ou des parcs. Dans les années soixante-dix, Robert Smithson, Richard Long, Nancy Holt ou Dennis Oppenheim intervenaient sur des espaces non travaillés ou peu travaillés par la main de lhomme : désert, montagne ou campagne, en tout cas en dehors des lieux artistiques classiques. Ils impriment des traces plus ou moins visibles sur la nature : piste dans le Sahara en retirant des pierres, Spiral sur le bord dun lac ou tunnels en béton pour capter le soleil. Henri Olivier, en opérant sur les jardins arrive sur un espace qui porte déjà lempreinte prégnante du travail, de lorganisation et de la construction de la nature. Le jardin ne lui sert pas non plus décrin ou de décor pour installer des sculptures qui viendraient occuper des espaces laissés vides. Son propos est bien plus dexpérimenter des possibilités de relations inédites ou de mettre au jour des liaisons déjà existantes, les fédérer dans une nouvelle visibilité. Cest ce quil a provoqué dans la partie basse du domaine de Baudouvin, dans ce qui autrefois avait été un parc, mais qui aujourdhui a été amputé dune parcelle aujourdhui occupée par un lotissement de maison de type "Provençal" et encore dun autre morceau qui ressemble à un terrain vague servant à loccasion de parking. Il fallait selon Henri Olivier, " fédérer les espaces " qui avaient été éclatés par les vicissitudes de leur histoire, en établissant à la fois des limites, des tensions et des mouvements. Dabord en réponse à la grande allée bordée de platanes qui fait face, par delà le " parking" à lalignement des maisons enfermées dans une grille verte, il sest employé à construire une oeuvre qui mettrait " à distance une proximité trop présente (3) " : une " ombrière". Inutile de chercher ce mot dans le dictionnaire, il nexiste pas, même sil mériterait dexister. Une ombrière, pour Henri Olivier, est un dispositif pour produire de lombre. " Ombrière" en souvenir de ces maisons dombre, ou chemins dombre construits en bambou à claire-voie pour abriter du soleil les plantes délicates dans la région de Bordighera. A Baudouvin, les visiteurs peuvent emprunter un tunnel dombre onduleux qui serpente sur 90 mètres (4) en suivant les sinuosités du terrain. Espace clos qui les sépare de lextérieur, les cache mais ne les enferme pas: ils peuvent cheminer dans la douceur dune lumière tamisée ponctuée par des "stations " où des bancs de bois et de plomb les accueillent pour regarder au dehors, sans être vus, dans la senteur des figuiers, des magnolias ou des roseaux. Henri Olivier revisite à sa manière les portiques des anciens Grecs ou les pergolas de nos grands-mères. Mais la fonction de lombrière est double : comme lartiste le dit à propos dune autre oeuvre " On peut [
] se sentir protégé par lespace intérieur qui est ainsi créé et prendre conscience de lespace extérieur (5) ". A lextérieur on prend conscience de la tension qui existe entre lallée darbres et lombrière. Dans cet espace maintenu par deux limites fortes, lallée darbres nexiste plus seule, mais entre en tension avec son vis-à-vis en cannisses. Au sein de ces deux remparts dombre, lespace central existe dune nouvelle manière, il vit par la grâce dun champ de blé qui ondule sous le vent. Contrepoint aux verticalités, une nappe mouvante et blonde qui ne les oppose pas, mais les réunit, les fait tenir ensemble comme les deux côtés dun quadrilatère. Le champ de blé efface le parking et rend mouvant lespace en introduisant la chaude blondeur des épis. Pour bien border ce lieu il fallait cela apparaît presque nécessaire lorsque lon a perçu la logique de lartiste - mieux poser la dernière limite du territoire ainsi occupé. Face au mur du fond de la propriété existait un terre-plein dune terrasse en herbe dont le mur en pierres sèches sécroulait lentement. Sappuyer sur cette construction existante en consolidant le mur permettait den révéler la structure et mieux scander la clôture de cet espace. Enfin pour mieux fixer lensemble, lartiste a placé trois bancs en bois et plomb, comme " trois agrafes " qui arriment lespace et ouvrent un autre point de vue du haut de ce contrefort. Sur ce " siège de lombre (6) ", - est-ce dailleurs un siège pour lombre ou un siège à lombre ? - lartiste donne une expérience à vivre. Écoutons-le dans le repos du travail achevé, contemplant son oeuvre : " Je voudrais masseoir sur ce banc comme on sassoit au bord de la mer ou sur le bord dun lac; lesprit libre et le coeur empli. Je voudrais masseoir à lombre, dans un fauteuil qui menracine dans ce lieu, ne plus bouger jusquà lengourdissement, jusquà mintégrer, ici. Comme un arbre. Comprendre les choses de ce seul point de vue, mais en percevant tout : lombre, lair, les odeurs, les mouvements. Pas dune façon intelligible ; plutôt sensitive. Une contemplation ; être dedans, appartenir et participer à létat des lieux (7)." Ne serait-ce pas cela " habiter un lieu " ? Habiter un lieu nest pas seulement loger en ce lieu, mais le façonner, le bâtir, lenclore et le soigner, le cultiver pour y séjourner et y demeurer. Non pas dans une prise de possession sauvage, mais dans la réception du lieu, dans lexploitation de ses propositions. Habiter, cest tout à la fois avoir sous sa garde, mettre à labri ce qui est offert afin dy séjourner parmi les choses en les ménageant, et cest aussi donner des limites pour faire surgir un espace plus humain. Henri Olivier établit des limites non pour enfermer mais pour donner une place libre: au sens heideggérien où " la limite nest pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les grecs lavaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être (sein Wesen beginnt) (8)." Les limites (Horismos) dHenri Olivier, mur/bancs et ombrière mettent en place un espace, une ouverture, lui donnent un surcroît de vie pour permettre un enracinement de lhomme corps et esprit. Et cest alors que lon peut entendre la parole de Hölderlin (9) : " Riche en mérites, mais poétiquement toujours, Sur terre habite lhomme. " Encore ne faut-il pas se méprendre : le " poétiquement" ne renvoie pas tant à la poésie entendue comme littérature, produit de limagination ou du travail des mots, mais à laction de faire, du poiésis grec. Par le faire, le bâtir lhomme parvient à habiter la terre, à sy enraciner, non seulement par ses " mérites", son travail et ses soins, mais aussi en révélant toutes les dimensions de son ouverture au monde. . Éliane Burnet 1) "Serre de la Madone" in Henri Olivier, Lattente dans chaque battement du coeur à mon rendez-vous sempiternel, Baudoin Lebon éditeur, 2005, p. 6. 2) Zinc, feutre, eau, terre et menthes. 3) Henri Olivier, dossier de presse, Exposition Henri Olivier, 2 juin22 juillet 2006, Domaine de Baudouvin/La Valette du var. 4) 2,6 x 3 x 90 m. 5) Henri Olivier, Catalogue, Villa Arson, Nice, 19 décembre 1992-24 janvier 1993, " La terre et les rêves ", entretien entre Henri Olivier et Catherine Macchi, p. 27. 6) "Siège de lombre", Iroko calciné et plomb. 7) Henri Olivier, dossier de presse, Exposition Henri Olivier, 2 juin22 juillet 2006, Domaine de Baudouvin/La Valette du var. 8) Heidegger, Essais et conférences, " Bâtir habiter penser ", Tel Gallimard, 1958, p. 183. 9) Hölderlin, OEuvres, " En bleu adorable", NRF Pléiade, 1967, p. 939. © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - | |