Les artistes et les expos Orlan détour(nement)s et métissages contre les diktats de la beauté par Jean-Paul Gavard-Perret ORLAN, expositions: Chelsea art museum, 556 West 22nd Street, New York, NY 10011, février 2007 Santa Monica Civic Auditorium, 1855 Main Street, Santa Monica, California, février 2007 Arte Fiera Bologna, février 2007 Gamine et jeune fille, Orlan se sentait déjà hors-la-loi, rebelle, critique par rapport à la société des adultes et avait limpression de penser très différemment des gens de son entourage. Lorsquelle se regardait dans la glace, elle découvrait une jeune fille au charmant minois et qui plaisait aux hommes. Cétait pour elle très irritant que la différence quelle ressentait en elle ne se montrât pas sur son visage. Cest pourquoi elle sest engagée dans ce qui a fait plus que son style: son langage intérieur à travers toutes les opérations chirurgicales qui ont inscrit de la différence. Mais si depuis les années 64/65 elle a utilisé son corps, sa représentation pour dire un certain nombre de choses, ce travail sest fait progressivement. Dabord de manière rebelle, presque instinctive. On la découvre à cette époque sur des photos avec des quantités de bras, de jambes comme un corps augmenté, mutant, polymorphe. On la découvre aussi dans des poses très sculpturales avec ses cheveux devant son visage donc masqué sur des socles ou aussi avec des masques réels. Toutes les clefs de son travail étaient déjà là mais, faisant à côté de la peinture et de la sculptures, elle était et est telle quelle se définit toujours «je suis une artiste très très normale quand je ne suis pas dans un bloc opératoire» et son travail dOpérations-Performance a eu lieu uniquement de 1990 à 1993. Artiste plasticienne protéiforme et pluridisciplinaire, Orlan emploie donc la sculpture, la photographie, la performance, la vidéo, le multimédia ainsi que les techniques scientifiques dont la chirurgie et prochainement, la bio-génétique dans un perpétuel travail de modelage et remodelage de son propre corps, réalisant une sorte de morphing réel et virtuel quelle décline à linfini. Questionnant la place de notre corps dans la société, elle casse limage de la femme et propose une redéfinition du Beau. Récemment Stephan Oriach vient de lui consacrer un documentaire (peu convaincant car trop haché, truffé deffets et plongé dans une musique de jazz stridente) mais qui a lintérêt de montrer le déroulement des spectaculaires Opérations-Performances dOrlan. Stephan Oriach filme par ailleurs ses performances depuis 1991. Mais cette collaboration reste différente de celle quelle dirige et de même avec le chirurgien qui modèle son visage pendant les Opérations- Performance, et de tels films restent pour elle comme elle le précise «des reportages, une interview de moi parmi 100 000 autres ». À propos de ses Opérations-Performance, certains affirment quil sagit là dun travail dont « l inspiration de base serait les tableaux des peintres de la Renaissance, notamment la Venus de Botticelli, lEurope de Gustave Moreau. Mais Orlan là encore est catégorique: les médias ont dit ça mais cest entièrement faux: «Tout le monde a repris ça et parfois même les historiens dart. Je suis quelquun qui a toujours travaillé avec lhistoricité, avec lhistoire de lart mais qui a toujours été contre les modèles, contre les standards et particulièrement ceux de beauté. Toutes les pressions sociales quil y a sur le corps. Donc, effectivement, il aurait été absurde de vouloir ressembler à la Joconde, à Diane ou à je ne sais qui». Son travail est contre les standards de beauté et comme elle la prouvé dans ses tableaux vivants des années 65/70, il sagit au contraire un travail de dénonciation des modèles. Et lartiste doit toujours en fait se préoccuper de deux «oeuvres»: une «fabriquée» par les médias et lautre véritablement façonnée par elle-même. Et si linspiration de base du morphing numérique comme de ces Opérations-Performance est bien de mêler son image actuelle à des standards de beauté de la Renaissance, Orlan précise «il na jamais été question, par lintermédiaire des opérations chirurgicales, de ressembler à ces modèles». Si lartiste sintéresse à des icônes éloignées dans le temps et non à des icônes actuelles cest parce que ces dernières sont celles qui sont déterminées par lidéologie dominante et quon essaye de nous imposer. Lartiste préfère une mise en perspective de lhistoire plus ancienne ou géographiquement éloignée, comme elle le propose avec ses Self-Hybridations africaines. Celles-ci sont constituées de photos numériques faites à laide de palettes graphiques où elle hybride son image (celle-ci étant censée représenter les standards de beauté de notre époque bien que les deux petites bosses sur son visage essaient de se battre contre ces standards de beauté) avec des photos ethnographiques ou des images de statuaires et de masques de certaines tribus. Ce type dhybrides met ainsi en perspective nos standards de beauté et lartiste montre ainsi que la beauté peut prendre des détour(nement)s dapparences qui ne sont pas réputées belles actuellement et de les mettre en question. A sa manière Orlan est donc celle qui lutte le plus contre les diktats actuels de la beauté. Elle pense que chacun doit essayer - dans la mesure de ses moyens parce que cest une chose très difficile à faire - de séloigner de tous les formatages, physiques et dêtre à la fois soi-même et critique par rapport à la société, à soi-même, aux modèles imposés quon nous désigne. Lidée pour Orlan est «de toujours sortir du cadre. Je lai fait dans les années 64 ou 65 où, physiquement, jai pris des poses par rapport à des gros cadres dorés où jessayais donc de sortir du cadre» précise-telle. A mi chemin entre deux postulations: celle de Valéry qui affirme «ce quil y a de plus profond dans lhomme cest sa peau» et celle de la psychanalyste Eugénie Lemoine-Luccioni «la peau est décevante car elle ne reflète pas ce que nous sommes», Orlan tente de réconcilier lintérieur et lextérieur, par delà s son apparence physique et son être intérieur. Lartiste sait que la peau est décevante mais que dans la vie, on na que notre peau et, ajoute-t-elle, «il y a maldonne dans les rapports humains parce que lon est jamais ce que lon a ». Lemoine-Luccioni dit par exemple quon a une peau de chacal et quon est un ange, une peau de femme et quon est un homme, une peau de noir et quon est un blanc. Doù les neufs opérations de chirurgies esthétiques «créées» afin dexprimer lêtre intérieur ou ce quon devient dans le véhicule-corps que lon est devenu par rapport à celui que la «nature» nous a donné. Sans doute, ses Opérations-Performance ont tendance à masquer le reste du travail et cest là le plus grand danger quelle a artistiquement et physiquement affronté. Dans leur radicalité de telles interventions (qui il faut le rappeler navaient jamais été faites) ont entraîné dans son propre corps comme dans le corps social diverses réactions épidermiques et de rejets énormes - plus particulièrement dans le milieu de lart français. Toutefois, après plusieurs rétrospectives, le milieu artistique sest rendu compte que Orlan avait toute une oeuvre derrière elle des années 64 jusquà aujourdhui. Certes ces opérations «spectaculaires » ont effacé toutes les oeuvres précédentes et même les suivantes. Par exemple, lexposition de ses Self- Hybridations précolombiennes (travail dhybridation de son visage avec de la statuaire Maya, Aztèque, Olmèque) est passée sinon inaperçue du moins a été perçue comme un nouvel avatar de ses opérations chirurgicales. Et il est à noter, quaujourdhui encore, Orlan retrouve son véritable statut dartiste uniquement lorsquelle fait de la sculpture quon ne peut rattacher à une quelconque performance. Lidée centrale de loeuvre dOrlan reste pourtant aussi simple que capitale: montrer ce qui est caché. Et lorsquelle a fait ses opérations elle a proposé à la Galerie Sandra Gering à New York: 40 diptyques sur lesquels chaque jour était photographiée la tête des jours post-opératoire tenant à montrer ce qui dhabitude est caché : « On montre toujours lavant et laprès. Moi, ce qui était important, cétait le processus. Pendant ces 40 jours, le corps fait une espèce de Self-Hybridations- Autoportrait lui-même, en étant du côté de la sculpture et de la couleur puisquil change de couleur et de forme de manière extrêmement violente » précise Orlan. Et toute son oeuvre devint une mise en relation de lautoportrait entre la machinecorps et lautoportrait fait par la machineordinateur (puisquil y avait aussi des photos faites par ordinateur dans ces diptyques). Et Orlan de préciser encore ce point important: «Tout mon travail a été basé sur le « et ». Notre culture judéo-chrétienne nous demande toujours de sataniser une des parties et de dire «ou» le Bien «ou» le Mal. Jai travaillé pendant 15 ans sur le baroque où lon voit la Sainte Thérèse en extase à la fois extatique et érotique qui jouit de la flèche de lange. Cest montré dans le baroque, on montre le Bien «et» et le Mal en même temps. Ce fameux « ou » donne dans nos métiers, la sculpture en marbre de Carrare «ou» les nouvelles technologies, la peinture « ou » la vidéo. Jai essayé dans tout mon travail de rebondir dun médium à un autre, en essayant dinscrire de la manière la plus juste, une idée, un concept et dessayer de trouver ensuite dans quelle matérialité elle serait plus juste, elle dirait le plus de choses possibles ». Orlan, afin de montrer le caché, le dessous des bandes et des cartes sest donc toujours placée dans le « et », au niveau des pratiques artistiques mais aussi, dans le public «et» le privé, le beau «et» le laid, lancien «et» lactuel. A ce titre elle a conceptualisé dans son manifeste « lArt Charnel » ce quil en était de ce travail et ce en partant de la définition la plus précise possible : « LArt Charnel est un travail dautoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il sinscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité. Le corps devient un «ready-made modifié» car il nest plus ce ready-made idéal quil suffit de signer. Distinction : Contrairement au « Body Art » dont il se distingue, lArt Charnel ne désire pas la douleur, ne la recherche pas comme source de purification, ne la conçoit pas comme Rédemption. LArt Charnel ne sintéresse pas au résultat plastique final, mais à lopération-chirurgicale- performance et au corps modifié, devenu lieu de débat public ». Et plus loin : « LArt Charnel transforme le corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe ; seule la voix dOrlan restera inchangée, lartiste travaille sur la représentation. LArt Charnel juge anachronique et ridicule le fameux «tu accoucheras dans la douleur», comme Artaud il veut en finir avec le jugement de Dieu; désormais nous avons la péridurale et de multiples anesthésiants ainsi que les analgésiques, vive la morphine! À bas la douleur!». Cest pourquoi si Orlan estime que dans les années 60/70, autour de lart corporel, les artistes sont allés le plus loin possible au niveau des limites physiques et psychologiques, sils ont effectué un travail essentiel en tentant les tabous de la nudité et de la sexualité, les artistes qui intéressent Orlan à lheure actuelle ce sont les artistes qui travaillent dans un autre contexte : celui des nouvelles technologies qui arrivent et dont lapparition pousse à la question : « Et lêtre humain, et le corps dans tout ça, quest-ce quil va devenir?». Mais Orlan est intéressée aussi au rapport du corps avec la pollution, la malbouffe, la maladie, les manipulations génétiques, le clonage tout ce quon rejette mais quon ne pourra pas éviter. Et lartiste de préciser : « Il y a une espèce de peur incroyable parce que ça remet en question toute notre culture particulièrement religieuse, lidée de Dieu en prend un coup». Elle ajoute par ailleurs : «Nos moeurs sont en train dévoluer mais ce nest pas encore évident. Il y a encore des femmes qui ne veulent pas la péridurale pour accoucher. Il y a encore dans les mentalités un prestige à souffrir. Moi, cest pas du tout là-dessus que je travaille, au contraire et il y a quelquun qui ma très bien entendu et qui est David Cronenberg dont Painkillers développe lidée dune civilisation du futur où il ny a plus de douleur et où les rapports sexuels se font par louverture du corps ». Orlan elle-même projette un vrai faux film intitulé « Le plan du film ». Il sagit de faire un film à lenvers en partant dune phrase de Godard: «un film magistral parce que conçu à lenvers et quil est aussi lenvers du cinéma ». Cette phrase Orlan a eu envie de la prendre au pied de la lettre. En utilisant de très mauvaises images qui lui restaient dactes éphémères (installations, sculptures) recyclées à lintérieur daffiches de cinéma faites en boîtes lumineuses que lon pourrait voir dans toutes les salles de cinéma. Voici comment lartiste les définit: « Elles sont très mimétiques, il y a dans les génériques, les noms de gens qui ont été très proches de moi et puis, il y a un nom ou deux qui fait croire que le film existe, donc des noms dacteurs, de stars du cinéma ». Ainsi Orlan a commencé par faire à la Fondation Cartier, une émission de télévision tournée en public. Tout le monde a pu croire que cétait une réelle émission de télévision avec de vrais critiques de cinéma, de vrais acteurs car tout le monde jouait le jeu en disant : « Oui, écoutez, je sors de la première de ce film, je vais vous raconter lhistoire ». Alors que bien sûr lhistoire nexiste pas ! Orlan en a tiré une émission de 52 minutes sur la plupart des films quelle était sensée avoir réalisés et a publié aux éditions Al Dante, un catalogue qui ressemble à un faux DVD, dans lequel il y a la bande sonore du film qui nexiste pas. Orlan ne cesse donc de remettre en question les choses, les apparences et les institutions dans un travail critique, lucide, concerté préférant voir en ses travaux quelque chose dhystérique. Refusant dêtre une « décoratrice pour les appartements ou les musées » elle préfère ce qui nest pas forcément montrable ou vendable. Cest là sa liberté. Doù parmi ses chantiers en cours (des reliquaires, des sculptures en résine, des êtres mutants, etc.) ce quelle propose en compagnie du groupe SymbioticA qui travaille avec les biotechnologies et plus particulièrement avec les cellules de peau ou de muscles quils élèvent en laboratoire. Il ont ainsi « fabriqué » un steak de grenouille quils ont mangé à la fin dune exposition. Avec eux, Orlan, caresse une projet difficile à réaliser : prendre des cellules de lartiste par lintermédiaire dune biopsie et les mélanger à des cellules de dermes dune personne de peau noire afin de les élever en laboratoire et obtenir 10 à 15 cm de peau métissée. Enfin Orlan travaille aussi sur un texte de Michel Serres - conte philosophique magnifique qui se trouve dans Le Tiers-instruit. - dont elle écrit la préface « Laïcité ». Serres parle de lArlequin comme la métaphore du métissage puisque chacun des petits bouts de tissu sont de couleur différente, de provenance différente. Et comme son idée est darriver à construire un manteau dArlequin avec des élevages de peau successifs de ses cellules mélangées à des cellules de provenance différente, le lien est évident comme il est évident pour Orlan de rester en connexion étroite avec son temps. Car comme elle laffirme « il est important de se souvenir du futur et de réfléchir avec le passé». A ce titre lhybride est là, dans le présent. Il est notre faim - pas notre fin Jean-Paul Gavard-Perret
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