Lectures de lart Paysage à demeure, lil à perte de vue (à propos dHundertwasser, Wolf et Klee) par Jean-Paul Gavard-Perret Il faut toujours se souvenir du Visage (1961) de Max Ernst : une tête carrée sur fond dor circulaire, une tête porteuse de deux yeux qui perforent littéralement lespace intermédiaire, happe par lentremise de quelque chose quil faut bien appeler léclosion du regard. Existe ainsi un retournement de la vue puisque cest luvre qui semble interroger le regard, ce regard qui est sensé la voir. De lil au regard sinstruit la médiation de luvre : soudain cest elle qui fissure énigmatiquement les certitudes trop facilement acquises de la contemplation fétichiste et qui nest plus seulement réduite alors à un objet purement frontal. A ce propos, Lacan, à la suite de Merleau-Ponty, a théorisé la différence il-regard : « ce quil sagit de cerner par les voies du chemin que Merleau-Ponty nous indique cest la préexistence dun regard je ne vois que dun point mais dans mon existence je suis regardé de partout » (Le Séminaire). A quoi sajoute cette remarque capitale : «Javancerai ici la thèse suivante : assurément dans le tableau toujours se manifeste quelque chose du regard. Le peintre le sait bien, dont la morale, la recherche, la quête, lexercice est vraiment la sélection dun certain mode de regard. A regarder les tableaux même les plus dépourvus de ce quon appelle communément le regard et qui est constitué par une paire dyeux, des tableaux où toute représentation de la figure humaine est absente tel quun paysage dun peintre hollandais ou flamand vous finirez par voir en filigrane quelque chose de si spécifié pour chacun des peintres que vous aurez le sentiment de la présence du regard. (
) La fonction du tableau par rapport à celui à qui le peintre, littéralement, donne à voir son tableau possède un rapport avec le regard» (idem). Et Lacan ajoute encore : «dès le premier abord nous voyons dans la dialectique de lil et du regard quil ny a point coïncidence, mais foncièrement leurre ». On se souvient par ailleurs de la brillante analyse que le baroquisant Lacan a donné du procédé de lanamorphose à propos du tableau Les Ambassadeurs de Holbein. Mais ce détour accompli, il en vient néanmoins à constater : « le tableau nest rien dautre que ce que tout tableau est, un piège à regard ». Et dans un genre figuratif particulier, via les mille jeux du maniérisme de J. de Momper à Salvador Dali, la béance oculaire va sinscrire dans la peinture de paysage sous diverses modalités. Le paysage (dès le pré-romantisme) instaure son irrécusabilité. De Elsheimer en passant par J.Vernet, Hubert Robert ou G. Wolf, la nature dans ses bizarreries et ses différences semble venir devant nous, au devant de nous dans le royaume du bas comme une baudruche en train de se gonfler. Surtout dans les tableaux de Wolf tel par exemple La Cascade du Gelhenbach en hiver (1778). Les reflets lumineux qui se concentrent sur le plan supérieur de léchancrure, de la fente de la cascade, font le jeu de lentrebaîllement de la mort à laffût comme si se trouvait impliqué ici le bio-tectonique selon lequel tout commencement (la source) est voué à la fin et, vice-versa, toute fin « origine, dans la dévoration ou leffondrement, un commencement. Et la créature sombre, achérontesque, qui nous regarde du fond des âges, en premier plan, cette sorte de veilleuse de nuit qui guette un improbable passeur dâmes, nous renvoie par sa centralité sans quil soit besoin davoir recours à un effet anamorphique à la chose des Ambassadeurs tableau dans le tableau ? Vanité inscrite dans le paysage ? deux trous, deux orbites qui « disent » la prise du spectateur dans un regard pourtant vidé de sa substance puisque sans yeux. Cest pourquoi, avec Saussure, on peut reprendre ce que le linguiste disait du tableau de Wolf en 1788 : « on croit entendre la voix de la nature et devenir le confident de ses opérations les plus secrètes ». On peut aussi joindre à la remarque de Saussure celle de Kojève à propos de la même uvre : « labîme est angoissant en tant que vide, comme lieu de la mort probable ou effective dautres comme moi. Mais il est terrible seulement si je me trouve sur son bord, si ma mort me vise de son fin fond comme cest le cas dans la Cascade de Wolf » (LAthéisme, 1931). Dans la saisie du tableau, quelque chose sest donc produit qui nest pas de lordre du simple point de vue, mais qui constitue une sorte de mise en rêve du paysage et du rébus qui lhabite par lil qui se cherche en lui comme on disait autrefois que lâme se cherche dans les miroirs. Cest pourquoi chez Wolf (comme chez les grands peintres paysagistes) deux opérations ont lieu en même temps : concentration mais aussi ouverture du champ. Avec en plus un effet de réflexion : le regard séprend, sapprend, se surprend alors que lil butinant et virevoltant reste toujours pressé. Il lui manque sans doute le poids de la mélancolie et de la mort. Il se contente de passer dun reflet à lautre. Ainsi, lil vise lobjet, le regard et la chose ou ce que Beckett nommait « la choséïté ». Voulant inscrire entre ici et ailleurs son extra-territorialité, le regard fonctionne dans une dimension structurante qui, comme la montré Michaux, subvertit les notions habituelles de dehors et de dedans. La dimension du manque essentiel est donc au cur de cette polarité il/regard. Non seulement des penseurs comme Lacan ont insisté sur ce point, mais des peintres comme Hundertwasser ou Klee ont placé ce problème au centre de leur travail. La plus célèbre uvre de Klee, Mine grave (1939), au fond dun espace nocturne soutenu par un hauban qui redessine les initiales P et K du peintre, érige un masque dor, sorte de pavillon de langoisse doù surgissent deux ouvertures oculaires dune intensité anthracite. La mélancolie qui sexprime là semble de nature à traverser la vision du spectateur jusquà atteindre un arrière-il, un au-delà non désignable mais pourtant déjà appréhendé et qui pourrait être le royaume des morts. Une autre de ses compositions, Avant la neige (1929), présente un motif organique isolé dans un paysage aux couleurs sombres et menaçantes. Le thème de larbre solitaire dans un vaste paysage soumis à un climat hostile se retrouve dailleurs fréquemment dès la peinture romantique, il cherche en général à provoquer un état de communication empathique avec une nature soumise au déroulement des saisons. Klee fait un pas de plus et montre ce qui échappe normalement au regard : la face interne dune transformation des éléments naturels. Cest pourquoi il présente des plans irréguliers à forte connotation organique emboîtés les uns dans les autres. Cette uvre reprend ses recherches précédentes sur la visualisation de la croissance et de ses perturbations atmosphériques. A la révélation romantique plus ou moins féerique succède en conséquence le désir de rapatrier lil dans le regard et la chose dans lobjet peint pour témoigner dune sur-vie dans la nature. Ainsi, la circulation organique de la vision, par delà lexpérience du mal et de la mort, réassure lhomme comme si un troisième il lui était donné à la manière de ce que proposent certaines cosmogonies asiatiques afin de se retrouver à travers la peinture. Mais pour cela et parce que lhomme ne cesse de vivre le manque « on ne peut écrire (ou peindre) dans un élan rilkéen » (Blanchot, LEspace littéraire) que si lon reste maître de soi devant la mort ou si lon établit avec elle des rapports de « souveraineté ». Le mot est ici forcément décisif et il savance par delà le nud gordien du manque. Ainsi, seulement, par delà les apparences, cest le regard tout entier qui va se faire paysage. Que dire dautre, à propos des tableaux dHundertwasser, de leurs cercles concentriques qui dessinent des yeux à profusion ? Sa peinture fait fonction de labyrinthe oculaire enlacé dans le paysage. Pour lui lil est aussi la fenêtre (il en a beaucoup parlé dans ses écrits théoriques), lappareillage optique nous voit et nous touche au sens propre : il nous permet de percevoir des profondeurs cachées dune architecture à laquelle sont associés quelques éléments végétaux. Toute la problématique de larchitecture et du paysage selon Hundertwasser est inscrite là. Celui qui se voulait « une taupe voyante » navait quun but : remonter à la source de toutes les fissures, sinsinuer au cur des éléments afin de les faire communiquer dans une unique et gigantesque métaphore de l« homo-humus ». Cest en ce sens quil faut considérer « la traversée des apparences » quil suggère dès ses premières uvres, Bateaux-boucles, par exemple, où le paysage traverse un visage et où le visage génère un paysage. Pour qui vit dans une dimension apocalyptique, Hundertwasser est donc lhéritier de ceux que naguère on appelait les primitifs en peinture et il apparaît comme le dernier grand paysagiste au moment même où pourtant ses paysages sont comme chassés du tableau par les désertificateurs mentaux du géométrisme carcéral, du minimalisme et de lidolâtrie dune certaine neutralisation. Cest pourquoi au subjectivisme qui semploie dans sa fascination morbide à dévaloriser la couleur et à prôner lautisme du dessin, Hundertwasser, tel Spinoza sefforçant de polir avec patience jusquà la perfection, dans sa retraite, ses lentilles optiques comme pour mieux affiner les instruments de perception de la nature, propose, en lallégeant, de sésenclaver le fantasme, de redonner au leurre non pas le brillant factice de lillusion, mais sa valeur dinstrument de rituel de la chasse, bref lindispensable gage dun parcours « heureux » dans la mise en évidence du regard. Le peintre nous prouve ainsi quun art de la célébration est encore possible à condition de rapatrier lhomme dans sa Demeure (ethos). Aussi, re-découvrir le paysage dans le lieu cest comme, à la suite dun deuil, se réapproprier sa maison. Cette volonté, quasi générale, de régénération, Hundertwasser la partage avec Klee qui, en sa « Confession du créateur » insiste : « Partant déléments formels abstraits, dépassant leur association productrice dêtres concrets ou dobjets abstraits tel des chiffres ou des lettres, émerge de là un cosmos constitué de formes ». Capables de forer des trous, des interstices (même physiquement chez Hundertwasser pour certaines de ses toiles) afin de créer le Grand Large, de tels peintres se sont nourris du chiasme visuel et du paradoxe impensé afin de découvrir comme le dit Klee « lhomme caché dans son feuillage singulier et irréprochable ». Jean-Paul Gavard-Perret © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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