Dossier Denis Rivière Lhumanité croassante de Denis Rivière Par Laurent Thierry Les corbeaux de Denis Rivière ont quelque chose démouvant et de pathétique. On le sait, le corbeau nest pas lanimal le plus sympathique. Éthiquement, il incarne la fatuité. Visuellement, il évoque le charognard, et sur un plan strictement sonore, ses cris sont à lopposé des gazouillis printaniers des loriots. La peinture de Denis Rivière aurait-elle lambition de réhabiliter enfin le corbeau ? On se souvient des peintres animaliers du dix-septième siècle spécialisés dans les volatiles, or ceux-ci se sont intéressés aux paons, aux perdrix, aux faisans, aux cacatoès, aux cygnes, mais pas aux corbeaux. Dans lhistoire de lart, les corbeaux de Denis Rivière constituent donc une grande première. Mais attention, le tour de force de lartiste est de réussir à nous rendre ses corbeaux sympathiques, humains, attendrissants. Bien sûr, ils ont tout de même un air féroce. Leur noirceur majestueuse transperce le regard. Et leur vocifération étourdit le spectateur. Mais leurs jacassements évoquent plutôt des conciliabules désenchantés, des désespoirs secrets, de sourdes inquiétudes. Les voici réunis en groupe virevoltant sur un fond rouge autour dune corde effilochée. Que complotent-ils ? Ils ressemblent à ces noirs échevins aperçus dans les portraits de groupes dépeints par les artistes hollandais du dix-septième siècle. Peut-être nos corbeaux se livrent-ils à un ballet dintimidation en vue de sarracher des préséances ? Il y a de la cruauté dans leurs ailes déployées, leurs becs acérés, et surtout dans leur plumage qui luit de teintes perle, outremer, granit, onyx, illuminant le noir ambiant de mille feux. Cest là le talent de Denis Rivière : donner au noir une apparence de légèreté et de lumière. Et puis, il y a cette danse des corbeaux, comme sil cédaient à des rituels ancestraux, comme sils se livraient à des sabbats primitifs, à une sarabande infernale, à des querelles obscures, à des intrigues de confrérie secrète. Larrière-plan des toiles est occupé par des fonds rouges tavelés de salissures sombres, obtenu par un travail sur la matière picturale, comme si lartiste avait voulu opposer la forme vivante de loiseau au fond purement abstrait. Létrange est quil ny a aucun décor dans ces toiles, ou si peu : parfois un fil barbelé, qui sert de reposoir pour les oiseaux, une corde élimée, un ficelle distendue, un tuyauterie aléatoire dont la rouille laisse présager quelle est hors dusage. Les corbeaux évoluent dans un univers désincarné, un lieu théorique : aucun arbre, pas de feuille, aucune nature nest représentée, comme si les corbeaux étaient les seuls survivants dun cataclysme. Lhomme, certes, est présent, mais à travers son absence. Ici, un casque colonial abandonné, là un fauteuil paillé vide, un peu plus loin, des souliers isolés dans un désert jaune, et aussi, égaré dans un ciel dApocalypse, un bombardier américain en perdition. Nos corbeaux semblent presque regretter labsence de leurs frères humains qui ont déserté la planète. Regardez leur allure à la fois féroce et navrée. Des airs de cruauté repentante. Parfois, nos amis volatiles se disputent une charogne. Et ils ne se font pas de cadeau, lorsquils sacharnent sur des cadavres : chairs, déchets informes, plumes éparpillées, lesquelles provoquent des tournois belliqueux en vue de saccaparer dimprobables restes. Les oeuvres de Denis Rivière sont des visions de fin du monde, dans un univers où les corbeaux sont les seuls maîtres. Mais lespoir nest pas interdit. Il nous arrive dapercevoir un papillon fragile, une rose rouge avec sa longue tige garnie de feuilles, une souris qui semble bravement tenir tête à un freux mi-menaçant, mi-surpris par la témérité de son adversaire. Ces fragiles créatures vivantes semblent dialoguer avec les corbeaux ébahis par la survivance de ces êtres lilliputiens, lesquelles suscitent presque la compassion des féroces volatiles. Certains corbeaux ont le bec ouvert et semblent proférer sarcasmes et injures. Mais il ny a rien dagressif dans leur voix. Un cri dangoisse davantage quune éructation guerrière. Une volonté de communiquer, une revendication dhumanité, un désespoir damour. Nos corbeaux ont des allures de reîtres sentimentaux. Leur charme ne résulterait-il pas de leur profonde humanité ? On la compris: ces corbeaux, ce sont vous, moi, bref, nous les humains, avec nos angoisses, nos rouspétances, nos vanités, nos haines, notre solitude. Un tendre portrait de notre petite humanité guerrière, qui toujours croît et croasse. Laurent Thierry
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