Dossier Véronique Sablery :

Une odeur de sainteté, le franchissement du seuil (2003)
par Jean-Paul Gavard-Perret



"Sans la prison, nous saurions que nous sommes tous déjà en prison"
(Maurice Blanchot, l’Écriture du désastre)

Franchir la frontière, changer de corps, de lieu, de temps : voici ce qui touche à notre plaisir, à notre jouissance et, en conséquence, à nos possibilités d’angoisse puisque nos certitudes se voient interpellées par cette traversée. C’est à quoi nous confronte le nouveau projet de Véronique Sablery – intitulé " L’Apparition " - inscrit au seuil d’une expérience qui a pris racine au centre pénitentiaire pour femmes de Rennes. " La pri- son ne donne pas à voir, elle retient, contient " écrit la photo- graphe en marge de cette expérience. Et aussitôt l’artiste fait une connexion avec celle qu’elle avait déjà rencontrée au milieu de ses recherches : Marie-Madeleine " la sainte maintes fois représentée en peinture dans l’isolement de la cellule où elle accomplit sa pénitence ". C’est donc au coeur de l’enfermement, là où le franchissement, le passage sont devenus de gré (pour la sainte) ou de force (pour les détenues) impossibles que tout se joue en une mise en espace dans la Salle Royale de l’église de la Madeleine à Paris. Une telle salle, privée de lumière, représente " naturellement " le lieu d’élection afin de montrer des photographies à la fois minimales et lourdes du silence qu’elles dévoilent.

En noir et blanc elles saisissent des bras et des mains de femmes incarcérées dans la prison de Rennes. Isolées sur du film transparent, ces épreuves (à tous les sens du terme) sont insérées entre deux plaques de verre ou directement sérigraphiées sur le verre. Posées simplement les unes à côté des autres (tandis que dans une autre partie de la salle surgissent des gravures en taille douce sur papier), ces bras et ces mains forment un mouvement d’ensemble. Chaque main et chaque bras semblent s’adresser à ceux qui les jouxtent. Mais il y a plus : l’image des mains étant transparente, chacune se dédouble par l’effet de leur ombre portée projetée sur le mur. D’où un effet étrange d’une sorte de danse immobile, d’un appel muet vers l’espoir d’un seuil à franchir mais dont le pas- sage est comme interdit et nous ramène à la clôture – ou si l’on veut du pareil au même, rappelant entre autres que de la sainte à la condamnée il n’y a qu’un pas, qu’une similitude. Ne demeure donc qu’un vertige angoissant (d’autant que chaque photographie porte le prénom de celle qui a laissé sa trace enfermée dans le verre) puisqu’au sein du passage espéré rien n’est possible. La quête du changement, de l’appel, avorte au moment même où la main indique une tentation (du Christ ?), une présence – mais une présence en creux puisque rien n’est visible si ce n’est cette main qui rappelle, puisqu’elle ne saisit rien, que toute délivrance est absente.À notre " aveuglement " répond de la sorte l’attente exaspérée, désespérée des prisonnières en un dispositif qui exclut toute position de voyeurisme de la part de ceux qui sont confrontés à un tel dispositif.

L’effet de dédoublement est à ce titre capital. Il inscrit une cou- pure mais pas celle que l’on attendait puisque le voy (ag) eur ne fait qu’emmener avec lui ses propres bagages, sa propre interprétation, son propre inconscient dans un lieu qui à la fois lui fait peur et le fascine. Véronique Sablery nous invite donc à franchir un seuil interdit. Aussi, à l’évasion impossible répond cette pénétration du regard en un lieu qui n’est plus à l’exté- rieur d’une frontière mais dedans. La photographe renverse la problématique habituelle du seuil. Là où souvent on accomplit un pas au-delà, elle propose un pas en-deça vers quelque chose qui n’a plus rien à voir avec un exotisme, mais avec un dépouillement. Et c’est pourquoi franchir à l’envers le seuil n’est plus un leurre. À l’étrangeté espérée et explosive qu’ap- pelle souvent la photographie lorsqu’elle devient baume, cata- plasme, voire affalement dans l’orthodoxe, répond cette série originale. Elle permet à l’inconscient qui habituellement ne connaît pas la traversée des frontières d’être mis en connexion avec ce qui le dérange. Celui-ci – éternel traître – est pris à revers par des photographies qui montrent le moins possible pour pouvoir dire plus. C’est sans doute là l’importance majeure du dispositif mis en place par Véronique Sablery. Le franchissement du seuil de la cellule – quelle que soit la nature de cette dernière – ne représente plus une épreuve aveugle. Le décor a tourné, a chaviré. Il n’existe plus de place à ce que per- met généralement le " cliché " : une jouissance. Ici, à l’inverse, ne surgit qu’un retournement des choses, n’apparaissent que l’âcreté et l’amertume qui désagrègent la jouissance là où le réel butte en une étrange torsion par le dédoublement : on tombe de notre décor dans un espace nu, on se retrouve du même côté de la frontière que les condamnées. Cette expérience ne peut laisser indemne, et ce justement parce que la photographie a arraché l’image à l’image, elle a oblitéré tout effet de re-présentation pour la présentation d’une trace, d’une clameur muette et mutante à la fois.

Par le dédoublement de l’image, Véronique Sablery ne permet plus de dupliquer du semblable. Le saut, l’éclat de la photographie sur le mur renvoie à un autre écho. Il ne se contente pas de redoubler l’image pour ne permettre que de retomber dans ses structures afin d’en préserver l’invariance. En ce passage, ce transfert, il y a un pas de deux qui nous pousse vers quelque chose d’autre. Il y a aussi un tremblement. Il nous désaxe de notre assise, de notre sécurité. Et au coeur même de l’enferme- ment d’où tout part, l’artiste entame un franchissement : le " pas au-delà " réclamé par Blanchot est effectué. Si la prisonnière étire, à l’image de son bras, sa continuité loin des ouvertures, si l’enceinte de la cellule n’arrive pas à venir à bout du cerclage, le double de l’image parvient à nous faire franchir la frontière interne de l’être, bref ce que l’on redoute de traverser, de transgresser et que "L’Apparition" nous met devant notre conscience. Le titre de cette installation n’est donc pas anodin. Quelque chose se découvre. Dans la fragilité du bras tendu, c’est notre propre être qui est dénudé là où tout narcissisme se quitte. La prison, le contexte possèdent en effet le mérite de décaper le miroir de l’autosatisfaction : l’autre (l’exclue) devient nous-mêmes à l’intérieur de sa frontière. Et soudain le rapport à l’altérité provoque un passage obligé. C’est pourquoi, dans un lieu qui n’épargne pas celui qui y entre, on peut se demander si qui est pris n’est pas celui qui croyait prendre.

Franchir à rebours le seuil de l’enfermement revient donc à exister d’une autre façon. Véronique Sablery nous provoque ainsi, nous oblige à nous dire : je suis moi-même dans le silence, l’abandon. Le spectateur passe là où cela semblait au- dessus de ses forces et de sa peur. Il est en quelque sorte extrait de la pure illusion et de la simple transgression. Franchir la frontière revient donc à accepter de passer la limite de notre ignorance, d’accepter le saut vers ce qui échappe aux limites d’une raison répétitive et " résonnante " mais qui est nécessaire. Cela engendre une autre peur, tout aussi immense, car soudain la réalité n’est plus noyée dans le fantasme. L’être ne peut plus se suffire de sa propre délimitation : son ghetto, sa forteresse est remplacée par une autre. Mais cette peur est nécessaire. Par la fermeture l’être est ainsi jeté hors de lui- même pour mieux se retrouver, en une sorte de mouvement de la vérité ou de sa terreur qui incite habituellement à se construire un blockaus intérieur où tout peut se figer, où tout peut bloquer le passage.

Le seuil infranchissable et diégétique qui entoure les bras tendus des femmes incarcérées n’est pas un faux semblant de frontière, c’est une barrière qu’on ne peut que traverser. Le paysage " neuf " étire son creux à l’infini, un vide inquiétant, plus inquiétant même que les terres grisâtres et désertes que Clov de Fin de Partie de Beckett découvre du haut de son échelle : il s’agit alors d’un paysage sur lequel est tiré le trait rigoureux d’une image sans appel et qui n’est qu’à elle-même sa nécessité. Passer devient cet acte essentiel qui ne se produit qu’à travers de telles images. La frontière n’existe plus entre le dehors et le dedans, le dedans en sa résistance ronge mais aussi ne fait que reculer le dehors vers la ligne d’un horizon par définition inatteignable, là où dans l’espace silencieux des pul- sions règlent les comptes du sujet à son désir et à l’autre. En conséquence, tournant toujours autour d’une rencontre déca- lée, différée, les photographies de Véronique Sablery reconduisent le sujet vers les défilés de l’inconscient, mais elles ne lui donnent plus de quoi " se défiler " devant le péril de la traversée. À chaque photo-frontière se répète la question d’un enlise- ment. Le seuil ne sera donc ni un leurre ni une jouissance. Et la photographie est donc poussée dans l’inconscient, s’y inscrivent des gerbes divergentes de sens en une confrontation avec l’Autre, non seulement la Femme mais la Condamnée, là où – visage et parole brisés – ne demeure qu’un écart du temps. Car forcément le temps est lui aussi induit dans cette histoire que nous " tend " la photographe en son montage. Mais il y a plus : en remontant le bras on remonte au cri, on touche à un déchirement, à ce qui tient de l’enfermement et de l’enfantement des corps là où la photographie propose une étrange proximité et un éloignement. Proximité communiquante – presque commu- niante – et asexuée, mais éloignement aussi puisqu’on ne peut pas s’accrocher à la psychologie que la figuration induit toujours peu ou prou. Reste ce mouvement de gestes, leur filet de sans, leur trace et leurs " bâtons ". La photographie fait ainsi coupure et rétention. Tout nous retient, tout nous échappe : à notre tour nous sommes seuls dans une inavouable communauté dont nous devenons partie prenante. Avec "L’Apparition" les mains captives (et saisies une fois encore mais pour l’heure par la prise photographique vers une libération) attendent en souffrance ceux de l’autre, ceux de l’autre désir. Des mots grouillent sur les bras silencieux. Ils sont là en formation, en expectative, espérant une levée d’écrous loin de tout fantasme du corps perdu, si ce n’est par l’espace qui les entoure et les oppresse. Le corps est devenu langage, matière suppliante et au supplice à ’image de celui de Marie-Madeleine. Mais le corps est aussi ce retour à une matière jouissante, à une terre promise. Et l’artiste une nouvelle fois déchiffre le monde en empêchant l’espace – qui sur nos corps s’appuie – de s’écrouler, de s’abîmer. Dans les méandres du dehors et du dedans, elle marque un passage essentiel. D’une certaine manière au coeur de l’enfermement, l’oeuvre devient effraction concrète. Il y a sans doute un dehors, un dedans, mais l’avenir n’existe pas – ce qui n’empêche pas d’espérer. Avec le temps il se peut que ce désir se précise – plus sophistiqué sans doute mais surtout plus désespéré jusqu’au jour où au seuil du silence ce désir tentera de capter des arpents de réel par le fantôme des images. À ce titre et para doxalement l’image provoque un retournement car elle n’est pas pur miroir mais effraction – ce qui est le contraire d’une évasion : une invasion, un envahissement. Les gestes captés se veulent brune de lune et voleurs de feu, avalanches de cris pen- dus à l’horizon bouché. Du blanc s’étend le noir pour glisser une lumière en l’abîme du corps. C’est donc cela la photographie : les traces, les inflexions qui tentent d’ouvrir les poches d’ombres. Ne restent que les marges, les coulures à la charnière du cri et du silence. On reste ainsi en équilibre au dessus du vide, là où la photographie devient une pure perte, une pure dépense, mais aussi notre dignité puisque jusqu’au bout jamais elle ne nous quitte. Par elle seule notre corps garde l’envie d’être toujours en vie. Les bras tendus ne sont pas des bras de fantômes : les fantômes n’ont pas de voix. Or ici Véronique Sablery en donne une aux détenues. Elles possèdent encore des nerfs, des viscères, des vaisseaux, de la chair et des os qui nour rissent leur voix. C’est pourquoi une telle photographie est une photographie de phonation qui s’alimente de l’énergie du corps (ou de sa perte). Dans l’image il existe alors une " volonté de parole ", il est aussi question d’instinct : celui de la survie qui impose parfois d’en passer par là parce que les autres " voies " ne sont plus possibles. D’où la " choséïté " de la photographie (pour reprendre un mot de Beckett). Cette dernière ne prétend singer ni un dehors ni un dedans : elle précise simplement des vérités afin de savoir – par delà leur sujet – qui nous sommes, où nous allons. Peu d’illusions d’ailleurs sur ces questions : nous disparaîtrons inconsolables d’avoir questionné en vain les dieux sur ce qui nous semblait comme seul flamboiement de l’être en ce monde. Le jeu en valait toutefois la chandelle : c’est peut-être le seul moyen de ne pas mourir idiot à travers la " grâce " (sanctifiante) qu’ici la photographie nous octroie.

Jean-Paul Gavard-Perret
© visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé -