Dossier Jacqueline Taïeb Les chantiers de lumière de Jacqueline Taïeb par Thierry Laurent Jacqueline Taïeb a décidé de peindre des chantiers. De vrais chantiers. Ceux quon aperçoit à la périphérie des villes, dans les banlieues en voie dextension, des chantiers avec leurs lots détais, de banches, de bétonnière, de parpaing, de treillis métallique, déchafaudage, de palissades, de poutrelles, de cabanes, de canalisations, de grues, et de tôles ondulées. Cest donc la ville en construction que dépeint lartiste, la cité en devenir, en état dinachèvement. Paradoxalement, lartiste proscrit toute vision réaliste, voire glauque dun univers voué souvent au travail pénible. Les zones urbaines se métamorphosent en compositions abstraites aux teintes daquarelles. Les ciels sont bleus et optimistes. Les lumières orangées évoquent des crépuscules dété, comme si la ville à létat débauche était une promesse de lendemains qui chantent. Des chantiers à létat de constat topographique aussi : rien, aucun personnage, aucun mouvement, aucune narration, ne vient troubler le calme ordonnancement du lieu. Comme si soudain des marteauxpiqueurs, les bétonneuses, les ouvriers sétaient brutalement éclipsés. Lartiste procède à une esthétisation silencieuse des lieux qui les figent dans un présent éternel. Des chantiers donc, des bâtiment en construction : sans doute allégorie dune peinture qui ne cesse dêtre en devenir, et pourquoi pas « en chantier », une peinture qui demande à sédifier comme une Tour de Babel, dont lhistoire nest jamais achevée, même si certains prétendent le contraire. Luvre de Jacqueline Taïeb sannonce donc comme la mise en scène dune peinture comme architecture : empilements de touches et daplats chromatiques, successions de repentir, superpositions de motifs géométriques, alignements progressifs de traits et de repères. Autre grande caractéristique de luvre de Jacqueline Taïeb : lambiguïté, lentre-deux. Sa devise ? Ne pas prendre parti entre représentation du réel et esthétique proche de labstraction. Ne pas trancher non plus entre la primauté dun sujet au risque de leffacement de la peinture et une peinture au risque de leffacement du sujet, cest-à-dire une peinture qui se donne à voir elle seule, pour ce quelle est, dans ses composantes propres. Lartiste prend soin dabord de photographier le motif avant de le dépeindre, avec une précision de cartographe. Manière de monter son attachement à une réalisme figuratif. De fait, lartiste saisit la réalité doù ne transpire aucune émotion. Rien de subjectif, mais un rendu géométrique des formes. Doù la dérive rendue possible vers une saisie de lessence abstraite du réel, métamorphosé en un jeu daplats géométriques, esquisses de cubes, carrés, lignes droites, qui sharmonisent en un quadrillage chromatique qui évoque les aquarelles de Klee. Côté peinture enfin, voilà que celle-ci ne cesse insidieusement de manifester sa prééminence, par la mise en visibilité de ses constituants : coulures, traces de pinceau, et, plus révélateur encore, une transparence voulue de la matière chromatique, laissant bien deviner que la toile écrue et la térébenthine sont bien présentes sous la couche de pigments dilués. Autre manière dinterroger la peinture à travers son histoire : lartiste recourt souvent au diptyque. Cette double toile par exemple qui montre dans la partie inférieure une automobile quasi grandeur nature, laquelle est surmontée dans la partie supérieure par une vue de façade en verre. lI sagit peut-être dune manière de trompe-lil, dans la mesure où, au premier regard, le spectateur a limpression dune continuité entre le haut et le bas, alors quen fait il sagit bien de la superposition de deux sujets différents. Force et de reconnaître que nombre des toiles de lartiste constituent des diptyques horizontaux ou verticaux. Jacqueline Taïeb pratique un jeu où la continuité apparente cède le pas à une rupture en deux plans, perçue distinctement seulement après examen rapproché. On pense un peu au système décrans multiples quon trouve souvent dans la vidéo, et parfois, mais plus rarement, au cinéma. Lartiste se plaît à juxtaposer deux visions différentes dun même lieu, une double spatialité en somme. Les vues de chantiers de Jacqueline Taïeb sont surtout silencieuses, ne serait-ce que parce quelles éliminent toute trace dagitation. Le temps soudain simmobilise en un éternel inachèvement. Lartiste opère une transfiguration de lunivers urbain en un univers accueillant, avec une luminosité chaude et sa douceur chromatique. Comme si finalement les chantiers nétaient que des prétextes à une construction artificielle, où les cubes, les triangles, et les losanges sont les outils dune mise en valeur de la couleur. Il y a un onirisme apaisé chez Jacqueline Taïeb, une volonté denchanter le réel, de noyer le gris dans une déclinaison de lumières darc-en -ciel. Laurent Thierry © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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