Franz Kafka à Prague
par Belinda Cannone

Dossier Tchèque


Franz Kafka à Prague
Texte de Gérard-Georges Lemaire
Photos de Hélèrie Moulonguet (Editions du Chêne)

Franz Kafka a vécu à Prague pendant la plus grande partie de sa vie. De l'aveu général (celui des Pragois), habiter cette ville n'allait pas sans conséquences. Surtout parce que, dans la dernière partie du XIX' siècle, la répartition de la population était assez curieuse, tout comme la variété des langues pratiquées. La majeure partie des habitants étaient des Tchèques pauvres parlant tchèque. L'aristocratie tchèque agonisante vivait dans les palais ruinés et parlait français. Les Allemands constituaient la minorité de la population mais la plus puissante, et qui parlait un allemand desséché. Enfin, dans la communauté juive de Prague qui constituait un microcosme dans celui de la ville, on parlait allemand. Dans ce contexte linguistique bigarré, Kafka, juif parlait et écrivit donc en allemand. Dans son fameux ouvrage sur Kafka, Marthe Robert a souligné tout ce que l'écrivain devait à cette langue pétrifiée.

Dans le beau livre qu'on nous propose ici, c'est ce qu'il doit à la ville - ce qu'elle lui doit aussi-qui nous est présenté avec un beau texte de Gérard-Georges Lemaire, des photos d'Hélène Moulonguet sur la Prague actuelle, et une riche iconographie ancienne (gravures, tableaux, portraits, etc.). L'ouvrage suit le fil de la biographie de Kafka, tout en consacrant des pages intermédiaires aux différents personnages pragois importants comme aux courants esthétiques ou intellectuels qui ont dominé l'époque. Par exemple, il fait le point sur les deux grands courants artistiques de l'époque, le mouvement Secession (équivalent de notre style 1900), puis le cubisme, qui ont laissé leur empreinte sur la ville et que les photos illustrent. Kafka est né dans le ghetto juif en 1883. Il vit d'abord dans la magnif&Mac245;que maison appelée " A la minute " (en raison de sa proximité avec le centre), puis dans celle nommée . Aux rois mages., dans laquelle le rez-de-chaussée est occupé par le magasin de son père. Plus tard, il déménage plusieurs fois, et s'il finit par mourir à Berlin, c'est bien dans sa ville qu'il sera enterré, cette ville à laquelle il a voué un amour ambigu qui se double quelquefois de détestation. Prague est intimement liée à son œuvre, du château qui figure dans le roman du même nom, aux ruelles et aux cafés, aux beaux bâtiments que Kafka connaît très bien en amateur de la cité. Il s'y promène longuement et est capable de raconter par le menu l'histoire de la ville, Détestation pourtant qu'on entend dans ce " la petite mère a des griffes ", qui signale l'envie de fuir qui le reprendra régulièrement, mais aussi la séduction.

A cette époque, la capitale de Bohême connaît une effervescence intellectuelle exceptionnelle et Kafka y participe de près. Après avoir fait des études de droit, il commence sa carrière aux Assicurazioni Generali - dont on peut se demander pourquoi eLes restent dams notre mémoire associées à Kafka qui les quitte pourtant dès 1908. Car le jeune homme, I'auteur nous le rappelle, est un brillant employé qui donne pleinement satisfaction à ses employeurs, qui monte dans la hiérarchie, et non pas ce petit être fragile et torturé qu'on imagine trop souvent.,. Au point que Kafka lui-même décide de sortir du circuit qui menace de l'engloutir, c'est-à-dire de ne pas lui laisser assez de temps libre pour mener à bien son œuvre littéraire C'est pourquoi a refuse aussi de s'engager dans l'entreprise familiale, au grand dam de son. père.

En revanche, il fréquente plusieurs salons littéraires et intellectuels, croise Rudolf Steiner, Einstein, Rilke, Klemperer, entre autres, éprouve une espèce de boulimie pour la culture, participe en 1904 à la création du " Cercle de Prague . et se lie avec une grande partie de l'mtelligentsia pragoise. Peu de domaines le laissent indifférent (sauf peut-être la musique) et sur ce chapitre encore, I'ouvrage de Lemaire a le mérite de rétablir la f&Mac245;gure réelle de l'écrivain: Brod avait souligné après sa mort que ceux qui le croyaient triste ou désespéré faisaient fausse route. Non seulement Kafka était curieux de tout dans la vie de l'esprit, mais encore savait-il prendre du bon temps dans les calés (rendez-vous des intellectuels) comme dans les cabarets, les caf'conc, les piscines. Au total, l'homme fut sceptique sans doute, mais pas neurasthénique ou solitaire et c'est un grand mérite de cet ouvrage que d'y montrer un Kafka moins sombre que celui que suggèrent ses écrits.

Bien sûr, les forces physiques diminuent dès l'été 1917: on diagnostique alors une tuberculose - belle échappatoire pour rompre avec Felice - qui le conduit à retourner provisoirement vivre chez ses parents, ce qui nous vaudra la célèbre Lettre au père (1919). Sa vie amoureuse, nous signale Gérard-Georges Lemaire, ne correspond pas exactement à l'idée que l'on s'en fait. Outre les liaisons importantes (celle avec Millena Jesenska entre 1920 et 1923; Dora Diamant rencontrée en 1923 et qui sera la compagne des derniers jours), Kafka ne répugnait pas à fréquenter les lieux de plaisir.

La partie la plus curieuse de la vie de Kafka concerne certainement ses rapports avec l'édition. Dès 1907, le fidèle Max Brod lui a présenté Frank Blei qui publie ses nouvelles dans des revues. C est Max Brod encore qui lui présente l'éditeur allemand, Wolfl qui publiera son premier recueil, Contemplation. Wolff a raconté son étonnement lorsque, pour la première fois dans sa vie professionnelle, a entend un auteur potentiel lui déclarer: " Si au lieu de publier mes manuscrits vous me les renvoyiez, je vous en serais beaucoup plus reconnaissant ". C'est aussi à propos de ce recueil que Kafka écrit cette remarque d'une ironie mordante et pathétique: " Le libraire André en a vendu onze exemplaires. J'en ai moi-même acheté dix. J'aimerais bien savoir qui a le onzième. " Au total, si Kafka a eu quelques fervents admirateurs, sa vie éditoriale ne fut pas aisée et après plusieurs déboires, a se retire et ne publie plus que dans des petites revues.

Le 3 juin 1923, il meurt après avoir soigneusement corrigé les épreuves du recueil Un artiste de la faim. Et peut-être faut-il lire dans la chute de la nouvelle éponyme un mode d'emploi pour essayer de comprendre le rapport malgré tout teinté de réticences que Kafka entretenait avec la vie. Le jeûneur en mourant refuse l'admiration qu'on voudrait lui témoigner car, dit-il a ne pouvait tout simplement faire autrement que jeûner. Comment ça ?, lui demande-t-on. Mais c'est qu'aucun des aliments ne lui plaisait. "Si j'en avais tronvé un, crois-m'en, je n'aurais pas fait de façons et je me serais rempli le ventre comme toi et comme tous les autres". N'est-ce pas parce que la vie n'est pas tout à fait suffisante (ou suffisamment bonne, ou suffisamment intense) que les écrivains choisissent cette sorte de sacerdoce dont Kafka fut un modèle ? Citons, après Lemaire, I'ami Brod pour conclure: " Il demandait à la vie bien plutôt trop que trop peu. "


par Belinda Cannone
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