Dossier Jack Vanarsky : Jack Vanarsky ou la sculpture entre passé et futur par Chantal Golovine Lartiste Jack Vanarsky ne se « poste » pas devant le réel pour quil lui apparaisse : il le fait apparaître délibérément en lui imprimant un mouvement. Une démarche rare à lheure où lesthétique contemporaine nous enseigne que le phénomène est apparaissant, que les choses ne sont que manifestation et que même le monde se mondanise
Doù vient ce refus de la plus assurée des certitudes sensibles ? Pourquoi, dans Papillon (2000), animer cette sculpture peinte de bakélite au beau milieu dun morceau de bois flotté ? Non pour produire un effet de réel, plutôt parce que notre jugement bascule trop spontanément de lêtre au non-être, de la présence à labsence, de lavant à laprès, en rejetant lun des deux termes pour lever la contradiction lorsquil sagit de prononcer une parole sur lart moderne. Au contraire, chez Vanarsky, dans Dérèglement : segment (1981), un double décimètre ondule en niant sa nature et sa fonction ; dans la série Flechin, Flechuela ou Flechazo (1984), les flèches indiquent obstinément la même direction. À voir ces oeuvres qui problématisent la chose puis lespace, ces images mobiles à force de tressaillir dincertitude, il semble que lombre portée du siècle dernier pèse sur elles. En effet, la contradiction na-t-elle pas éclaté lors de lHolocauste et dHiroshima, lorsque lhomme a été absolument nié dans son être, de sorte que le temps sest comme arrêté, changeant les soubassements de lexpérience humaine au point quils sont devenus tout à coup quelque chose dimpensable ? Pour prendre acte de cette expérience de labsence au coeur de la présence au monde, tout lart de Vanarsky est de brouiller les contours, par exemple dans Toporgraphie (1998), où limage dun masque de Topor se dilate, de déformer les figures comme dans son autoportrait La Tête qui tourne (1995), de façon assez fluide pour que nous ayons une vue perspective des choses dans lhistoire, quelle soit souvenir dun personnage, autobiographie ou rappel dun courant artistique. À la condition toutefois de nous laisser mener à la racine de nos évidences, là où le mouvement dès sa naissance se fait lignes de choc et nous livre ce qui na lieu quen lui, de surprenantes anamorphoses... Ainsi, cest le temps que Vanarsky met en scène dans ses oeuvres et donc le monde à léchelle de linventivité humaine. Le temps savère duel : tantôt il déferle sur tous les continents théâtralisés par une petite scène bâtie sur une porte où des rideaux de velours rouges souvrent, dévoilant des fragments de planisphères peints sur des corps de femmes ondulants dans Deux mamelles (2000), Le Nombril du monde (2000) ou Le Cul du monde (2000) ; tantôt il charrie la fine fleur des époques artistiques en des évocations concrètes ainsi de Courbet, Magritte, Dali
mais aussi de lincontournable Duchamp. Le temps devient ainsi le maître doeuvre de toute une plastique dynamique qui engendre sa version de la culture moderne : elle sétaye sur des allusions, des citations ou des copies concrètes qui rompent avec lidée de lhistoire comme processus et déplacent, curieusement, les oeuvres dart par-delà lâge de la reproductibilité qui est le nôtre. Curieusement, car le mouvement que Vanarsky choisit naît précisément dun mécanisme électrique voir la série des trois Nu descendant un escalier mécanique (1989), où la copie du célèbre tableau de Duchamp Nu descendant un escalier est mise en abyme. Suivent des dessins de Pablo Picasso et de Marc Chagall dans Grimaces (1990), La Danse dHenri Matisse (1993) ou une toile de Vincent Van Gogh dans Tourbillons (1990). En réalité, Vanarsky impulse aux oeuvres un mouvement qui prend le sujet pictural traité dans loriginal à son propre jeu dynamique. Mais il fait un pas de plus : lutilisation de pièces dart majeures du siècle passé nest pas sans insinuer dans notre mémoire une perplexité qui nous invite à les interroger dans ce quelles sont devenues aujourdhui : des symboles. Vanarsky explore ce renversement complet du champ de lart à travers un langage qui lui est propre. Ses sculptures animées sopposent à la loi dairain de lhistoire et dynamisent notre rapport au passé. En elles, les choses (oeuvres, cartes...) sont soustraites à lhistoire pour être, à travers notre perception hic et nunc suscitée par le mouvement mécanique de ces choses renvoyées au passé infini. Le principe de cette plastique donne une perception des choses dans le temps vécu. Le Tour du monde à la rame (2000) nous présente deux livres : lun est fermé, lautre montre par contraste des pages dont lanimation mécanique rappelle le mouvement des rames. Sur ses feuillets, on reconnaît les continents, les mers dans leurs fluctuations, et les pays se rapprochant entre eux, les frontières se mouvant à mesure que les pages se tournent. Un tour du monde vu dun pupitre décolier, non pour une approche studieuse, mais pour une expérimentation puissamment suggestive, un tour du monde truqué, surprenant, ingénieux, qui rappelle les vastes projets empiriques et oniriques des grands navigateurs visualisant, des cartes sous les yeux, le monde et les mers. Le langage plastique de Vanarsky ramène les choses au problème du temps humain et ainsi, en plantant à nouveau le décor dun fait dépoque, il crée une « ouverture » au sens musical et architectural qui livre passage à sa culture vive, qui lentraîne de proche en proche vers un au-delà des simples confrontation et nivellement des symboles quon vit aujourdhui. En laissant sa valeur irréductible au symbole, pris à lart ou au quotidien, et en lanimant de mouvements ostensiblement mécaniques, Vanarsky nous donne, sans paradoxe aucun, de percevoir la profondeur temporelle qui éloigne de nous la chose symbolisée. Il y a là quelque chose dirrévocable, une dimension que le postmoderne nous autorise rarement à appréhender. Si Vanarsky joue sur la répétition à la fois rythmique et théâtrale des choses quil sculpte, cest quil sattache à imaginer ce quil reste de loriginal, quand il nen reste plus rien pour paraphraser une phrase de Volodine : « Mes livres sont écrits sur ce quil reste, quand il ne reste plus rien ». Là encore souvre le champ du symbolique comme une promesse de modernité. Mais cette ouverture, créée par les sculptures de Vanarsky, nest pas sans laisser apparaître un cadre par où faire voir artistiquement lenjeu dune telle modernité. Elle rejoint dès lors la brèche décrite par Kafka dans ses paraboles, qui est une ligne de combat où lhomme, le « il », « se tient » entre les forces antagonistes du passé et du futur. Or, à en croire Hannah Arendt, il existerait une force diagonale, résultante des deux forces antagonistes conduisant hors de la ligne de combat, dans un foyer quelle appelle le « parallélogramme des forces ». Cette diagonale, écrit-elle dans La Crise de la culture, « demeure liée dans le présent et se trouve enracinée en nous ». Il faut apprendre à pratiquer cette expérience de pensée, trouver en nous cette diagonale qui nous soustrait au champ de bataille, sans laquelle le « il » kafkaïen meurt dépuisement sous la pression du combat constant. La plastique de Vanarsky replace cette expérience dans le champ de lart, là où elle se fait moins radicale. Ses oeuvres en offrent et les conditions et les paradigmes. À chacun dapprendre par la fréquentation de ses sculptures à se mouvoir dans cette brèche, et ainsi, dêtre activement moderne... Chantal Golovine © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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