Belinda Cannone / Jean-Luc Chalumeau / Jean-François Conti / Humbert Fusco-Vigné / Thierry Laurent / Gérard-Georges Lemaire AU-DELÀ OU DANS LE SPECTACLE ? DEBAT Un des évènements importants de lhiver a été lexposition Au-delà du spectacle au Centre Pompidou, mais il y a eu aussi la remarquable Voici de Thierry de Duve à Bruxelles, réponse implicite et splendide à la médiocre Voilà du Musée dArt Moderne de la Ville de Paris. Jai suggéré à Belinda Cannone, Jean-François Conti, Humbert Fusco-Vigné, Thierry Laurent et Gérard-Georges Lemaire daller voir Au-delà du spectacle et déchanger leurs commentaires devant un magnétophone. Mais dabord, de quoi sagissait-il ? Jean-Luc Chalumeau Belinda Cannone : Si jen crois le catalogue, il sagit dintégrer le divertissement dans lart. Jean-Luc Chalumeau : Le mot divertissement étant ici la traduction de entertainement qui nest pas forcément la meilleure, à moins quil ne sagisse du divertissement au sens que lui donnait Pascal, cest-à-dire les niaiseries et enfantillages qui risquent de nous détourner de lessentiel. Jean-François Conti : Entertainement, cest le show-business. Il nest question que de ça dans lexposition. Belinda Cannone : Sil est effectivement question de show-business, alors nous sommes bien dans le divertissement pascalien. Il sagirait de tout ce qui nous détourne de ce que pourrait nous apporter la contemplation de luvre dart. Lexposition adhère exactement au monde tel quil est et ne nous en présente surtout pas une vision critique, comme semblent le prétendre les organisateurs. Jean-Luc Chalumeau : Il est intéressant de noter que, dans le document tenant lieu de catalogue, Bernard Blistène, un des deux commissaires, dit dune part quil est " tributaire dun jugement qui naccorde de valeur à lexpérience artistique quà partir du moment où celle-ci se situe sur un mode résolument critique " et, dautre part, indique quil est conscient que " certaines uvres exposées ne possèdent pas ce pouvoir critique sur lequel nous fondons la légitimité de tout projet artistique inscrit dans la tradition des avant-gardes ". Autrement dit : jai un critère de sélection, mais je ne lai pas complètement appliqué à lexposition que je vous présente. Jean-François Conti : Et le résultat, cest que nous avons devant nous à peu près MacDonald en art. Aucune transposition. Cest de limportation directe de lunivers américain. Jean-Luc Chalumeau : Blistène encore : " notre projet nest pas tant la célébration dun monde spectaculaire, que la mise en évidence de ce que nous devons au spectacle, de la complexité des enjeux et des formes qui le composent. Les artistes savent quil y a là une infinité de modèles et de questions. Puisse leur travail perturber le présupposé inéluctable (cest lui qui souligne) de lexistence économique de la société du spectacle ! ". Thierry Laurent : En fait, cette exposition est un catalogue du kitsch international, bien faite du point de vue de larrangement par de bons décorateurs, avec quelques excellents artistes, Mariko Mori en particulier dont la prestation me semble merveilleuse. Mais tout cela se place dans la catégorie qui est pour moi lart pompier, ici au service de la société de consommation dont il se fait la vitrine. Evidemment, je dois navoir rien compris selon les organisateurs, puisquils mexpliquent que leur expo est contre le spectacle et que je dois me référer à Guy Debord, Horkeimer et Adorno. Javoue ne pas comprendre comment cet éloge visible de la société du spectacle peut et doit être compris comme une critique. Je discerne dautant moins la contestation que, fidèle aux conseils des commissaires, jai relu les écrits de Guy Debord et que jy ai notamment trouvé ceci, page 104 des " Commentaires sur la société du spectacle " : " Depuis que lart est mort, on sait quil est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes. Quand les dernières imitations dun néo-dadaïsme retourné sont autorisées à pontifier glorieusement dans le médiatique, et donc aussi bien à modifier un peu le décor des palais officiels, comme les fous des rois de la pacotille, on voit que dun même mouvement une couverture culturelle se trouve garantie à tous les agents et supplétifs des réseaux dinfluence de lEtat
" et plus loin Debord ajoute : " Arthur Cravan voyait sans doute venir ce monde quand il écrivait dans Maintenant : dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à découvrir un homme ". Eh bien il me semble que Debord et Cravan avaient vu juste : nous y sommes ! Finalement, Au-delà du spectacle croit se placer dans le sillage de Debord, mais cest Debord qui, en 1988, formulait par avance la critique sans appel de ce que montre cette exposition. Belinda Cannone : Je suis tout à fait daccord. Les commissaires ont voulu récupérer Debord, mais il ne se laisse pas faire ! Il ny a quà le relire, en effet, pour comprendre à quel point cette référence se retourne contre ceux qui nont pas compris quils manipulaient de la dynamite. Jean-Luc Chalumeau : Curieusement, Bernard Blistène sest déjà placé lui-même dans une situation comparable. Cétait en 1987, déjà au Centre Pompidou, avec Lépoque, la mode, la morale, la passion. Lexposition se réclamait de la pensée de Jean-François Lyotard dont les textes étaient longuement cités dans le catalogue. Mais, à lexception de Buren, aucun artiste défendu par Lyotard navait été invité. Finalement, on a compris que les théories de Lyotard sur le post-modernisme avaient tout simplement été trahies : le post-modernisme des invités (par exemple les représentants cyniques de la transavantgarde italienne), apprécié des détenteurs du pouvoir culturel, navait pratiquement aucun rapport avec le post-modernisme théorisé par Lyotard. Ce dernier constituait même, à bien le lire, une critique radicale du post-modernisme selon les commissaires du Musée National dArt Moderne. Belinda Cannone : Quand on se veut critique et subversif, encore faut-il sen donner les moyens. Est-ce que présenter des objets du monde du spectacle à Beaubourg constitue une démarche critique ? Nul ne dit clairement où se situerait la contestation. Si tant est que lart est nécessairement critique, ce qui reste à débattre, alors il faut se demander comment, pour qui et en quoi certaines uvres le sont. Ici on voit plutôt un consentement général au monde sous ses pires aspects. Jean-Luc Chalumeau : Jeff Koons, un des artistes les plus chers du monde (ça na pas dimportance pour linstant) est présent. Soit. Or on nous dit textuellement dans le catalogue : " vous savez, vingt ans après, il faut toujours se méfier de Jeff Koons " (Alison M. Gingeras dans sa conversation avec Philippe Vergne et Bernard Blistène). Ah bon ? Pourquoi ? Personne ne nous lexplique. Jeff Koons est également présent dans lexposition du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Voici, avec un miroir superlativement baroque, incroyablement ouvragé et doré. Thierry de Duve nous explique quant à lui fort bien que Koons est notre artiste rococo à nous. Il serait en effet le témoin de la faillite intellectuelle de la classe moyenne daujourdhui, complètement dépourvue de repères culturels, qui ne sait donc plus ni quoi penser ni quoi aimer, exactement comme laristocratie à bout de souffle du XVIIIe siècle, privée du véritable pouvoir, qui se tournait vers le divertissement rococo offert par les Fragonard et Boucher. La thèse de Thierry de Duve vaut ce quelle vaut, mais elle a le mérite dexister et de proposer au visiteur une clé pour comprendre la présence de Koons dans lexposition. Gérard-Georges Lemaire : Peut-être, mais les commentaires de de Duve me paraissent complètement plaqués. Je ne vois vraiment pas en quoi Jeff Koons peut être qualifié de rococo. Quant à linvitation à se méfier de lui contenue dans le catalogue dAu-delà du spectacle, elle est encore plus ridicule. Se méfier de quoi ? De ce que lavenir sera encore plus terrible que la situation actuelle ? De ce que lon nous montrera dans les musées dart contemporain des choses encore plus improbables quaujourdhui, encore plus insignifiantes si toutefois cela est possible ? On se perd en hypothèses angoissantes ! Jean-François Conti : Au-delà du spectacle ne sinscrit dans aucune histoire. Aucun rapport au passé, aucun rapport à des uvres antérieures. Ce ne sont que des instantanés du quotidien, de lex-nihilo, cela ne vient de nulle part. On sent là que lAmérique souffre de son absence dhistoire. Nous sommes dans une situation où celui qui apparaît comme lancêtre et ultime référence est Andy Warhol. Humbert Fusco-Vigné : Je dois dire que, en essayant de comprendre Au-delà du spectacle, jai pensé au Warhol des années 70 que jobservais à New York où je vivais alors. Cétait le moment où il lançait ses séances de cinéma de 18 heures, où lon se précipitait avec des sandwichs. On y voyait pendant trois heures une femme en train de se couper les cheveux. Tout New York était là, 13e avenue ! Je me souviens dun film présentant, en plan fixe comme dhabitude, trois homosexuels sur un lit, qui ne faisaient ma foi rien de répréhensible selon la morale bourgeoise, mais qui batifolaient pendant huit heures. Le message warholien paraissait clair : ne cherchez pas au-delà du spectacle, il ny a rien derrière ce que vous voyez. Eh bien, aujourdhui au Centre Pompidou, jai limpression que cest la même chose : il ny a décidément rien au-delà de ce qui est montré. Cest peut-être inévitable dans une société qui na pas dhistoire. Mais à quoi bon importer ce constat ici, dans une société heureusement saturée dhistoire ? Jean-Luc Chalumeau : On a très peur de répondre : parce que les européens sont frappés damnésie, et que lart dAmérique correspond maintenant à ce que nous sommes devenus nous aussi. Ce nétait pas vrai des uvres de Warhol des années 70, spécifiquement américaines et seulement appréciables par le public américain. Humbert Fusco-Vigné : On a limpression quAu-delà du spectacle ne peut être " compris " que par des artistes contemporains et que lexposition, de toute façon, ne sadresse quà eux. Le grand public est demblée exclu. Jean-Luc Chalumeau : Il nest pas douteux que nous souffrons dun retour à lAlexandrinisme. Souvenons-nous : à Alexandrie des derniers temps de la bibliothèque, les lettrés ne sadressaient plus quaux lettrés, cétait la décadence. Nous sommes bien aujourdhui devant un petit milieu qui ne sadresse quaux autres membres du même petit milieu. Les propositions dAu-delà du spectacle sont exclusivement destinées aux membres de la corporation de lart contemporain, au sens donné par la sociologue Nathalie Heinich, qui définit lart contemporain comme un genre à part entière. Humbert Fusco-Vigné : Jai observé que les cartels accompagnant les uvres étaient ambigus. Ils traduisaient une volonté des rédacteurs de se distancier par rapport à ce qui était montré. Cétait toujours au conditionnel, comme pour dire au visiteur : " vous savez, nous ny sommes pour rien ". Jean-Luc Chalumeau : Mais quand le cartel du manga de Takashi Murakami, en train de se masturber avec résultat spectaculaire, évoque la Sainte Thérèse du Bernin, on peut penser que le public a du mal à savoir si cest à lire au premier ou au quatrième degré. Gérard-Georges Lemaire : Il est très curieux de voir que le terme d" art contemporain " est immuable : cela ne bouge pas dans le temps. Cest devenu un genre en soi. En soi et pour soi, cest-à-dire en dehors de tout. Cet art " contemporain " nest désormais contemporain que de lui-même.. On a limpression quil ny a pas de rapport au monde ; rien na plus vraiment dimportance. Ce qui fait que lon peut très bien se permettre dévoquer Le Bernin à propos de ce manga revisité et sublimé, parfait prototype de lart actuel. Les cartels reflèteraient assez bien le genre des propos de vernissage qu Andy Warhol samusait à enregistrer tels quels dans ses livres. Plus dinformation, mais un bavardage périphérique. Jean-François Conti : Warhol a aussi joué un vrai rôle culturel, il a beaucoup soutenu la musique américaine. Jai regretté quil ne soit représenté à lexposition que par de médiocres vidéo-clips. Gérard-Georges Lemaire : Le système codé qui est donné à voir dans les musées où sont magnifiées les expressions néologiques de lart est généralement lié à des manifestations médiocres de nos sociétés.. Les bandes dessinées japonaises sont mauvaises, les vidéo-clips sont nuls, les meubles sont laids. Tout se passe comme si le monde actuel, dont témoignerait lexposition, ne produisait que de la laideur. Mais le monde ne produit pas seulement du kitch, du laid, du mauvais : pourquoi nous imposer une traduction de cette sorte ? Et surtout la baptiser " art " ? Humbert Fusco-Vigné : Il y a un box contenant quatre ou cinq grands tableaux de collages, mélanges de photos de Hitler, de bandes dessinées et dimages de châteaux. Je me suis arrêté, étonné par la présence dHitler visitant Paris, sous la Tour Eiffel (des photos inédites pour moi) associé à Disneyworld sans la moindre présence dimages témoins du stalinisme ou du maoïsme. Il ny avait là, pour parler du XXe siècle jimagine, que Walt Disney et Hitler, un point cest tout. Jy ai vu davantage de dérision de Walt Disney quautre chose, mais pourquoi uniquement à travers Hitler ? Thierry Laurent : Le rapprochement est évidemment schématique et exagéré. Jean-Luc Chalumeau : Mais puisque lexposition se réfère à Debord, il faut se souvenir que les situationnistes disaient, vers 1970, que le système capitaliste est pire que le système concentrationnaire nazi ! Jean-François Conti : Il ne faut pas oublier non plus que Walt Disney était très proche du FBI et de la CIA. Disney est un instrument de la politique étrangère des Etats-Unis, qui privilégie la colonisation " culturelle " du monde. Belinda Cannone : Revenons à lart sil vous plaît ! Il me semble que lart doit servir à nous aider à penser le monde. Si la " pensée " dune uvre dite dart est de nous assurer que lunivers de Disney est le même que celui de Hitler, je dis que ça na aucun intérêt et que ce propos, si simpliste que nul ne saviserait de le formuler tel quel avec des mots, disqualifie immédiatement luvre en question. Gérard-Georges Lemaire : On se rend compte que le système prétendu " art contemporain " abrite ainsi le dernier carré des représentants du mode de penser stalinien. Lart devient un mode de diffusion de propos péremptoires et intellectuellement ambigus. Jean-Luc Chalumeau : Fais bien attention à ce que tu dis : tu ne peux parler ainsi que de cette variante particulière de lart que Clement Greenberg appelait dans les années 60 lart concocté, cest-à-dire lart secrété par certains artistes en direction du milieu de lart, étant entendu que par " artiste " il faut entendre aussi des personnages dont le modèle serait Harald Szeemann : ceux qui jouent un rôle équivalent à celui des artistes sur la scène de lart. Lart concocté, pour Greenberg, était synonyme davant-garde. Gérard-Georges Lemaire : Concocté par et pour les musées, avec lappui de certains pouvoirs économiques, à leur usage exclusif (pas à notre usage en tout cas). Jean-Luc Chalumeau : Tout cela est dautant plus dommage quil y a dexcellents créateurs dans cette exposition, qui se trouvent littéralement pris en otages. Cest ce qui explique que certains artistes non présents la défendent cependant vigoureusement, cest le cas de Gérard Fromanger dans un article publié par Les Inrockuptibles, prenant violemment à partie ceux qui critiquent les manifestations dart contemporain telles que Au-delà du spectacle. Il craint légitimement que lon jette le bébé (les bons artistes) avec leau du bain (les imposteurs et les cyniques). Le titre de son article, " Si vous naimez pas lart contemporain, nen dégoûtez pas les autres ", dit bien ce quil veut dire. Fromanger a été choqué par des propos de Paul Virilio dans son livre Un art impitoyable, notamment ceux-ci " Après la critique par le nazisme de lart dégénéré, viendrait le temps dun art dégénéré par ordinateur, art automatique purifié de toute présence sui generis. Purification esthétique qui prendrait ainsi la suite des récentes purifications ethniques ou éthiques, dont les Balkans ont été le théâtre. " Eh bien non, ça ne passe pas, et le peintre engueule son ami larchitecte : " Allons Paul, encore un effort pour être de " bonne foi ", le monde de lart moderne et contemporain est un irremplaçable espace de liberté dans lequel le sacré côtoie pacifiquement le profane et où aucun artiste na jamais profané qui ou quoi que ce soit
" Fromanger a peur que la réaction finisse par triompher, et face à la réaction il défend tout le monde, y compris Takashi Murakami (" viens te scandaliser devant limpudeur matérialisée et joueuse du My lonesone cowboy "). Je crois quil a raison. Si je critique Au-delà du spectacle, cest parce que cest une mauvaise présentation, incompréhensible aux non-initiés, alors quavec bien souvent les mêmes artistes, Thierry de Duve réalise avec Voici une mise en perspective compréhensible (cest lui-même qui explique dans un excellent audioguide et un intelligent catalogue) et surtout passionnante, allant de Manet à nos jours, de lart vraiment moderne (pas " contemporain ") : lart qui viole la tradition pour mieux poursuivre la tradition, pour la transmettre, car lart est une affaire de transmission. Humbert Fusco-Vigné : Mauvaise présentation en effet, ou bien parcours quelque peu pervers. Je me suis arrêté, à la sortie de Au-delà du spectacle, devant une bicyclette denfant dont une roue tournait. Jai immédiatement pensé à la magnifique séquence du film de Bardem, Mort dun cycliste, où lon voit un roue de bicyclette qui continue de tourner à côté du cadavre de louvrier que les amants viennent de tuer. Il y a là une scène forte, une vraie création artistique. Mais ce vélo qui tournicotait au Centre Pompidou grâce à un moteur électrique avait quelque chose de dérisoire qui ma frappé : une dérision de lart qui, comme par hasard, était placée à la fin
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