Editorial Pour un art au-dessus de la mêlée Par Jean-Luc Chalumeau Ecrivain médiatique, Philippe Sollers a choisi depuis longtemps doccuper toutes les tribunes à sa portée et dy parler de tout, à lagacement de certains, à ladmiration dautres. Je suis de ceux qui le lisent avec intérêt, parce quil lui arrive de donner des points de vue originaux sur des problèmes qui ne sont pas spécifiquement littéraires : le marché de lart par exemple. Il en est notamment question dans Eloge de linfini, suite de la savoureuse Guerre du goût, véritable " projet stratégique " indiquait lauteur à Catherine Nay dans le Figmag du 4 août dernier. Projet stratégique en ceci que Sollers se verrait bien maître duvre dune nouvelle encyclopédie dans la tradition des Lumières françaises, " en un siècle où chacun communique sans même savoir ce quil sait et éprouve vraiment " et à une époque qui se " caractérise par le fait que lon croit tout savoir et quon est sûr de ne pas se tromper ; dune certaine façon, seul largent dirait la vérité ". Aussitôt, la journaliste demande si cest pour cela que certains tableaux sont vendus à des prix astronomiques. Réponse intéressante, me semble-t-il, de Sollers : " Cest lhommage du vice à la vertu. Largent devient la pierre de touche dune vérité (
) Si ces uvres atteignent des sommes fabuleuses, cest parce quelles révèlent à ceux qui sont prêts à les acheter quils sont incapables davoir certaines perceptions, sensations, certaines capacités de jouissance, dérotisme qui peuvent aller jusquà toucher au salut même de lâme, à la rédemption, quil y a une expérience unique qui leur est interdite, mais quils ont envie de posséder dans lespoir dy avoir accès. Cette angoisse qui se manifeste par un désir dappropriation na pas de prix. Ces uvres ne seront donc jamais assez chères ! ". Nouvelle question : " que reste t-il au vulgum pecus qui se trouve écarté de ce marché ? " et réponse fort juste : " Les populations sont sensibilisées au fait quen se pressant devant les tableaux - où elles croient voir des images -, elles auront un bon point de participation à lexistence, une sorte dindulgence pour léternité ". Le spectacle des files de visiteurs dans les musées, qui se contentent de photographier des uvres sans les regarder est évidemment désolant. Mais Sollers pourrait aussi parler de ceux qui croient devoir franchir le seuil des grandes manifestations dart contemporain sans pouvoir y rien comprendre car ils sont démunis des clefs dinterprétation (quand il y en a : on sait quun des jeux favoris de certains producteurs dart aujourdhui est de présenter des uvres complètement dépourvues de sens, étant entendu que cest le spectateur qui doit lapporter !). Toujours est-il que le "supplément dâme " est garanti " par une incitation à se presser dans lanimation culturelle. Les seuls à pouvoir parfois intervenir au-dessus de la mêlée sont les architectes, Pei ou Portzamparc par exemple. Ils savent que parmi les foules somnanbuliques, un enfant pourra encore être ébloui par un Cézanne
" Ici, Sollers touche étonnamment juste, sans malheureusement développer, car il nest pas contestable que les architectes sont ceux par qui une dimension artistique peut être donnée à la cité.. Le véritable art du XXIe siècle Jai essayé de montrer il y a près de deux ans (1) que le véritable art du XXe siècle et sans doute plus encore du XXIe siècle aura été et sera lart qui se place au service des hommes, et quà ce compte les architectes y prennent la plus grande part. Le malheur de lart, depuis environ deux siècles, est de sêtre progressivement détaché de toute transcendance et de toute volonté de faire sens. Lart pour lart a certainement pu procurer des jouissances raffinées à des esthètes distingués, mais il sest progressivement coupé de la masse des hommes. Le temps des cathédrales auxquelles participaient des communautés humaines entières, soudées dans la même foi et la même admiration, est décidément bien lointain. Mais il nest pas nécessaire de donner dans la nostalgie : en même temps que nous assistons aux errements où a conduit la séparation entre lart et le public et que ne contredisent en rien ni le succès des musées et des expositions ni les prix élevés du marché de lart comme lindique Philippe Sollers apparaissent de nouveaux artistes (architectes et plasticiens) qui ont compris quil faut intervenir dans la cité des hommes au service de ces derniers. Pour les aider à quoi ? demandera le lecteur sceptique. Je le renverrai à la typologie en forme de verbes illustrée de nombreux exemples que jai proposée (habiter, produire, négocier, échanger, connaître, témoigner, communier, croire). Les Pei et les Portzamparc sont bien les artistes contemporains capables dintervenir " au-dessus de la mêlée " (mais aussi Jean Nouvel, Richard Meier, Norman Foster et tant dautres parmi les architectes ; mais aussi les artistes travaillant in situ, par exemple Jochen Gerz et, pour les très jeunes ayant compris ce que leur temps attend deux, Amélie Chabannes à qui est consacré le dossier du présent numéro de Verso). La Biennale de Venise à côté de la plaque Mais les autres artistes, ceux qui nous sont présentés par les institutions, ou les Biennales de Lyon et Venise par exemple, pour sen tenir aux deux plus importants évènements récents ? A Lyon, nétaient présents que des adeptes de la vidéo distillant pas mal dennui. A Venise, on a vu essentiellement de la vidéo aussi, et des installations : parfois du très bon dans le genre, mais aussi du très mauvais (très bons : Pierre Huyghe et les artistes repérés par Thierry Laurent dans ce numéro. Très mauvais : la prétentieuse animation de la place Saint Marc par Fabrizio Plessi, par exemple, qui occupait les quinze fenêtres du musée Correr avec une vidéo-couleur criarde sur le thème de leau et du feu. Cet artiste a-t-il vu la proposition de Bill Viola sur le même thème à Avignon lan dernier (chapelle du Palais des Papes), où leffet de beauté était saisissant ? Si oui, pourquoi ce minable remake ? Si non, que dincompétence de la part du responsable qui a sélectionné Plessi ! Ce responsable, ce pourrait être en loccurrence Harald Szeemann dont on a beaucoup dit quil sétait un peu fatigué depuis la Biennale 1997. Le problème, en fait, nest pas de savoir si le " Plateau de lhumanité " et ses annexes était une bonne ou une mauvaise exposition. Sil sagissait de montrer à la foule parcourant lArsenal et dautres lieux quest-ce que le meilleur de lart de notre temps, on était évidemment à côté de la question. Mais sil sagissait de recenser des exemples significatifs des artistes aujourdhui enfermés dans le conformisme du non-sens et du dérisoire, alors cétait parfaitement réussi. Aller vers lart au-dessus de la mêlée Les artistes qui mobligent (avec des moyens souvent techniquement réussis, cest vrai) à constater quils sont sans projet, sans inspiration, bref : en panne de sens, ces artistes là mintéressent de moins en moins. Passées les dix sept minutes de réelle fascination devant le ballet lumineux et sonore auxquelles se livrent les fenêtres des deux tours alternativement éclairées de Pierre Huyghe, on est saisi par un étrange malaise : voici beaucoup de savoir-faire pour finalement ne pas dire grand chose. Dans le pavillon anglais, Mark Wallinger sest représenté en aveugle remontant indéfiniment un escalier mécanique descendant et ne faisant à grand effort que du sur place : allégorie de lhomme contemporain paralysé par la faillite des idéologies ? Ou bien illustration pertinente de limpasse dans laquelle senferment les artistes de la déréliction ou de lart pour lart ? Allons ! Il est temps de se tourner vers ceux qui interviennent " au-dessus de la mêlée " : ils nont renoncé, quant à eux, ni à la volonté de rupture par rapport à ce qui est donné comme le " bon art " à un moment donné, ni à la recherche du sens, ni au service de lhomme. Dailleurs, ces deux dernières propositions reviennent au même et offrent le plus sûr moyen de parvenir, par surcroît, à la beauté. Aller vers lart au-dessus de la mêlée, cest ce que ne font malheureusement pas les institutions et cest en général, heureusement, ce que font de plus en plus les villes, souvent aidées par des entreprises dont les responsables comprennent que si le mécénat consiste à soutenir les artistes avec désintéressement, mieux vaut encourager la création de ceux qui sorientent vers le service des hommes. Il y avait de ce point de vue une curieuse contre-épreuve à Venise : les trois monumentales spirales dacier de Richard Serra (financées par Gucci). Cétait certes impressionnant, mais creux dans tous les sens du terme : il fallait pénétrer dans ces espaces vides, et ces spirales ne parlaient de rien. Richard Serra est cet artiste dont lénorme pièce Tilted arc installée Federal Plaza à New york en 1989 sétait heurtée à lopposition des riverains. A quoi bon en effet une uvre qui empêche les hommes de circuler et ne leur offre aucun supplément dâme ? LArc courbe a été retiré et sans doute réintégré dans les musées dont il naurait jamais dû sortir. Certains veulent transporter lart des musées à lextérieur des musées : ils se trompent. Les erreurs monumentales de ce type peuvent être grandioses et chères, elles nen sont pas moins des erreurs. Lart-pour-les-musées doit demeurer dans les musées. Lart pour les hommes va à leur rencontre sur leurs lieux de vie, il est vraiment " au-dessus de la mêlée ". Cest cet art là qui doit désormais être encouragé en priorité. (1) Lart dans la ville. Editions Cercle dart, janvier 2000. Jean-Luc Chalumeau © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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