Editorial Nantes: le ras-le-bol des artistes parJean-Luc Chalumeau Elisabeth Lebovici notait le 18 novembre, dans son compte rendu pour Libération du 3e congrès interprofessionnel de l'art contemporain (CIPAC) à Nantes, que les auditeurs (un millier et demi) furent " souvent au bord de la crise de nerf " Il y avait de quoi, si l'on se souvient qu'une fois de plus, le sujet principal des débats concernait les artistes (leur statut, en l'occurrence), mais que les artistes devaient se contenter d'écouter tandis que, sauf rares exceptions, les «professionnels de la profession » se répandaient interminablement en propos satisfaits et péremptoires. L'après-midi du jeudi 15 novembre, par exemple, quinze personnes occupaient la scène du grand auditorium du palais des congrès, dont seulement deux artistes. Le premier, Claude Lévêque, n'était là qu'en qualité de faire valoir de Karine Noulette, la charismatique responsable de l'association Emmetrop, grande prêtresse des friches industrielles et du projet " Appartement occupé " Le second, Jacques Monory, se demandait ce qu'il était venu faire dans cette galère et choisissait d'être fidèle à son inimitable humour: "J'apporterai un peu de repos dans tout ce bruit... ça sera spécial. Dans ce processus artistico-social, je suis étonné de voir les gens si passionnés. Je dois être une sorte de truc anachronique... J'aurai plutôt un petit goût pour me détruire. Mais je suis peintre, donc pas dangereux. Je transfère tout ça en images ». Un court silence, puis, peut-être pour répondre à Fabrice Hybert qui, le matin même, avait expliqué le fonctionnement de sa société UR, Monory ajoutait très doucement: « Les artistes reconnus internationalement sont en même temps des entrepreneurs pour pouvoir imposer ce qu'ils sont. Je n'ai rien contre. Mais plus vous êtes inséré dans la société et plus votre uvre s'affadit. Or la vie ne doit pas être fade. " Ces propos furent salués par un tonnerre d'applaudissements. Rien à voir avec les réactions de colère qui venaient d'accueillir les déclarations de Nathalie Ergino, fringante directrice du musée d'art contemporain de Marseille, ancienne directrice du FRAC Champagne-Ardenne, archétype de l'apparatchik de l'art, visiblement fort satisfaite d'elle-même. Peut-être n'était-elle pas la seule responsable de l'énervement des auditeurs. On peut penser que Ghislain Mollet-Vieville avait bien préparé le terrain avec des phrases telles que " il y a plus d'art dans les réseaux que dans les objets de l'art ", ainsi que Pierre Leguillou (" les artistes les plus intéressants sont les critiques ") ou encore Paul Devautour (" On ne protège que les espèces en voie de disparition: se préoccuper du statut de l'artiste, cela relève de l'archéologie "). Bref, une marée montante de gracieusetés de ce genre, étonnant mélange de condescendance, d'arrogance et de mépris radical pour les artistes non conformes aux nouveaux critères d'excellence, poussa à bout plusieurs plasticiens présents. Comme souvent, ce sont des sculpteurs du SNAPCGT qui ont réussi à prendre la parole (ce n'était pas commode car " en raison d'un retard d'une heure ", les organisateurs tendaient à supprimer les moments en principe consacrés aux débats). Rompus à la parole en public, bons connaisseurs de leurs dossiers, les militants sont montés au créneau comme au bon vieux temps (je me serais cru aux Etats généraux des Arts Plastiques de Créteil il y a tout juste vingt ans !). Ce fut Nathalie Ergino qui dut essuyer le feu pour le compte de ses collègues, les fonctionnaires de l'art, qui n'ont guère réussi qu'une chose à Nantes: se rendre encore un peu plus impopulaires chez les artistes. Exemples: une voix dans la salle: " On n'entend que des gens qui font la promotion de leurs actions, c'est regrettable! ". Une autre voix s'adressant à Nathalie Ergino: " Vous décidez de ce qu'est la création. Est-ce que le FRAC dont vous vous occupiez allait au devant des créateurs? Les artistes sont obligés de faire le siège de vos structures; c'est malsain. Votre politique culturelle est un échec " (applaudissements prolongés). Une troisième voix: " Les achats de l'Etat ont été publiés, mais il n'y avait pas les prix! Or la réalité de la politique culturelle réside dans les budgets. Nous réclamons la transparence ". Nathalie Ergino: " Si, les chiffres sont à votre disposition ". La voix: " Ce n'est pas vrai. Je suis justement membre de commissions I Ne dites pas cela. Il faut que j'aie un document de refus à ma demande d'information pour que je puisse ensuite engager une action en vue d'obtenir communication des chiffres. Ce n'est pas de la transparence ! ". Nathalie Ergino: " Et quand bien même vous auriez les chiffres, qu'estce que ça changerait? ". La voix: " Si l'on refuse de donner les chiffres, c'est qu'il y a des choses mauvaises à cacher! ". Ici, le déIégué aux arts plastiques Guy Amselem crut devoir intervenir pour indiquer que la justice, saisie du problème, a estimé que les prix des ceuvres achetées par l'Etat n'ont pas à être rendus publics, puisque " les artistes ne peuvent pas être tous achetés aux mêmes prix ". Tempête dans la salle. Un sculpteur SNAP CGT: " Il y a seulement 400 galeries en France pour 30.000 artistes. Les artistes devraient donc pouvoir compter sur les achats publics pour survivre. Or les achats des FRAC et des autres institutions sont effectués à 90 % dans le circuit marchand. C'est inadmissible ". Pas de réponse pour ce sculpteur qui avait mis le doigt sur une question essentielle. Les fonctionnaires de l'art ont peur de se tromper. Les fonctionnaires de l'art n'aiment pas le risque. Les fonctionnaires de l'art aiment être courtisés par les galeries, surtout les grandes. Alors les fonctionnaires de l'art achètent des uvres aux galeries à des prix dont on peut se demander comment ils sont déterminés (mais si c'est à des prix supérieurs à la cote réelle des artistes concernés, les fonctionnaires de l'art répondront que c'est là un moyen d'aider des galeries en difficulté). Les artistes aimeraient bien que les fonctionnaires de l'art éprouvent réellement de l'intérêt pour eux et sortent de leurs bureaux pour aller spontanément visiter les ateliers (on sait que c'est exactement le contraire qui se produit réellement: c'est à l'artiste qu'il incombe de solliciter la venue chez lui d'un « inspecteur de la création » qui ne viendra qu'au bout de plusieurs mois et plusieurs relances s'il vient jamais, et généralement pour se comporter de manière dédaigneuse ( les témoignages d'artistes humiliés sont innombrables). Les artistes aimeraient bien que les fonctionnaires de l'art répartissent leurs budgets de manière transparente, alors que l'opacité est la règle revendiquée. C'est tout cela qui est apparu, l'espace de quelques instants, de manière aveuglante, à Nantes. Jean-Luc Chalumeau © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
|