par Myriam Dao La galerie Salle Principale, propose un regard sur la diversité du travail de l’artiste au cours des 30 dernières années, avec plus de vingt œuvres récentes ou historiques. Portable Garden (Jardins Transportables), une œuvre in situ, sera visible sur une parcelle publique extérieure à la galerie pendant une durée de un an. Lois Weinberger est né en Autriche en 1947. Artiste majeur, reconnu sur la scène artistique internationale pour une œuvre exigeante élaborée depuis près de quarante années. Investissant l’espace, y compris l’espace public, il a construit une œuvre qui ne cesse de questionner la société par le biais d’un travail qui utilise les plantes, et le rapport que l’homme entretient avec elles – comme métaphore de nos organisations sociales. Les « espèces », les classifications, les transferts de graine, les « mauvaises herbes », les plantes spontanées, comme autant d’illustration de faits de société. L’artiste affirme : “the way that a society treats plants is a mirror image of itself.”[1]Invariablement depuis 1976 , il s’attache à utiliser le jardin comme métaphore des luttes entre nature et culture. Parfois considéré comme un « outsider professionnel » du milieu de l’art, Lois Weinberger est en même temps présent à la Documenta X à Kassel en 1997, puis à la Biennale de Venise en 2009, un statut qui lui permet d’être dehors, mais aussi entre[2]. Concrètement, ses œuvres se donnent à voir aussi bien à l’intérieur de la galerie que dans des espaces publics, comme ici, sur une parcelle louée à la Ville de Paris par la galeriste Maryline Brustolin, dans une zone délaissée du 19e arrondissement. La pièce Portable Garden par exemple, actuellement mise en place en extérieur, ne nécessite pas de pousser la porte de la galerie. Lois Weinberger n’a eu en France qu’une rétrospective au Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne, en 2011. Curieusement, je constate également que son nom ne circulait pas dans les enseignements sur la « théorie du paysage » apparus au milieu des années 90. A ce moment-là, le « paysage » devient un sujet de prédilection dans tous les champs philosophie, géographie, anthropologie, architecture, etc. La pensée de Loïs Weinberger dérangerait-elle ce petit monde pour qui l'apparition du « paysage » à la Renaissance en Europe – plaçant la vision de l’homme au centre avec l’invention de la perspective –, repose sur une vision du monde anthropocentrée et eurocentrée ? Le dépassement du dualisme nature/culture lui-même ne se pense que par rapport à des classifications issues des Lumières. Et si la main de l'homme était la pire intervention de la culture sur la nature ? Le travail de Loïs Weinberger est en effet largement basé sur le rejet de la pensée scientifique et interventionniste, et, a fortiori, sur celui de la notion de « civilisation ». Si l’artiste établit un parallèle entre les plantes et la société, il est clair qu’il relie biodiversité et diversité. C’est plus qu’embarrassant dans une France républicaine pour qui la « diversité multiculturelle ou ethnique » n’est pas reconnue. Il faut ajouter à cela le fait qu’en France, nous avions notre théoricien et praticien du « laisser-faire » », incarné par paysagiste Gilles Clément et ses « jardins en mouvement ». C’est donc par le biais de l’artiste Bo Zheng, en résidence à Paris, – lui-même très inspiré par l’œuvre de Lois Weinberger –, que je découvre l’exposition « Systema Naturæ » à la galerie Salle Principale. D’emblée, par son titre « Systema Naturæ » – référence au titre de l’ouvrage publié par le naturaliste Carl von Linné en 1735, avec la première classification scientifique des mondes minéral, végétal et animal –, l’exposition de Lois Weinberger interroge la notion de classification. Dans le travail du naturaliste Linné, les végétaux et les animaux sont répartis en classes, avec de nombreux embranchements, lesquels répondent à une stricte nomenclature. Ce sont des raisonnements du même ordre qui ont mené aux dérives de Gobineau dans son « Essai sur l’inégalité des races humaines », en 1853. C’est au nom de la rationalité scientifique également qu’il a été fait mention de « races supérieures », et que l’on a défini la race aryenne comme en faisant partie, avec les conséquences funestes que l’on connaît, prônant des méthodes radicales comme l’eugénisme, et l’extermination. Cet arrière-plan étant posé, on mesure mieux ce qui sous-tend le travail de Lois Weinberger lorsqu’il défend quelque « mauvaise herbe ». Maryline Brustolin a ouvert la galerie Salle Principale à Paris en septembre 2014. Elle m’accorde un entretien pour un focus sur Lois Weinberger. En 2015, elle a invité Lois Weinberger au sein de sa galerie à participer à l'exposition collective « D'une main invisible » , sur un sujet qui prend en considération la question du capital et du développement de la société. A cette occasion, on a pu voir entre autre, son œuvre, Schnecken (littéralement, escargots). L’escargot dont la coquille est « finie » montre à quel point la nature sait se limiter. Pour Maryline Brustolin, « Lois Weinberger qui marque les coquilles d'un point rouge pour mieux suivre l’évolution des escargots, fait un travail symbolique sur la limite du développement. » A travers la qualité de la coquille à arrêter son propre développement, Lois Weinberger livre une critique du progrès. Cette œuvre a été pour la galeriste un point d’entrée dans l’univers de l’artiste, et elle a poursuivi avec l'exposition personnelle actuelle. Maryline Brustolin, qui est la première galeriste de l’artiste en France, a souhaité donner un aperçu de l'œuvre de l'artiste sur plusieurs années à travers un ensemble constitué d’une vingtaine de pièces représentatives des thèmes chers à l'artiste. Elle nous présente la pièce d'introduction, à l’entrée du parcours scénographique de « Systema Naturæ ». Oh God Give me Discount réalisée en 1976, présente des bons de réduction alignés sous une forme apparentée au christianisme, la croix. « C’est une critique de la société de consommation, en laquelle les gens ont pu avoir foi. Il faut la rattacher au contexte dans lequel l’artiste est né en 1947 en Autriche, d'une famille de paysans croyants. Il a grandi dans une ferme. Dès les années 70, il travaillait déjà sur les questions liées à la société de consommation, la mondialisation.», explique la galeriste. En cela, si Lois Weinberger est un artiste de son époque, Maryline Brustolin tient à préciser qu’il a su développer des questions singulières, emblématiques de son travail, notamment celle des plantes rudérales, interrogeant le fait qu’elles sont mal considérées par l'homme. Rudéral : 1802, du latin rudus, ruderis « gravois, décombres » ; botanique : qui croît parmi les décombres, en terrain calcaire. L'ortie, la vipérine sont des plantes rudérales. Je note que Lois Weinberger emploie le terme « rudéral », (en allemand ruderal vegetation). Ce terme ne contient pas la connotation péjorative du français « mauvaise herbe » ni celle, négative, de l'allemand « unkraut » (littéralement non-herbe, un étant un préfixe de négation, et kraut étant un générique pour herbe). Pierre Bal-Blanc échange en 2013 avec Lois Weinberger. Ce qui suit est un extrait de cette corresponde en anglais, traduite par Maryline Brustolin : « Plantes et œuvres rudérales Dans l’espace de la galerie Salle Principale, sur une des hautes cimaises de bois (display de la galerie par l’architecte Patrick Bouchain) est accrochée une très grande photographie en noir et blanc, Area Vienna, prise en 1988-89 par Lois Weinberger à Vienne. Elle représente précisément des plantes rudérales, dont des chardons en fleur. La photographie, avec une forte luminosité et contraste, emprunte les codes esthétiques de la photographie de paysage, on pense immédiatement à Gustave le Gray. La qualité du tirage et l’encadrement contribuent à donner un statut particulier à cette image. En utilisant utilisant ce vocabulaire, Lois Weinberger produit une image qui nous conduit à changer de regard sur les plantes rudérales, en faisant presque un nouveau « schème esthétique ». Avec cette œuvre Area Vienna, il y a deux aspects fondamentaux qui se dégagent D’une part, Lois Weinberger invente une catégorie de paysage dans lequel « la main de l'homme n’est pas intervenue ». En cela, l’artiste est un peu l’héritier d’une tradition romantique apparue à la fin du XVIIIe en opposition à la philosophie des Lumières dans laquelle l’homme semble tout maîtriser. Mais il s’en distingue : le paradigme de « wilderness » – dans lequel la beauté est sublime, tant celle de la tempête que celle de la montagne, allant parfois jusqu’à une esthétique de l’effroi –, sous-entend une présence divine, dans une opposition nature naturante/nature naturée, tandis que Lois Weinberger, on l’a vu à travers la pièce Oh God Give me Discount, tient, lui, une position critique vis à vis du christianisme. D’autre part, ce qui ressort à travers ce paysage de plantes rudérales en noir et blanc, c’est l’inscription de cette œuvre de Lois Weinberger dans une esthétique de la friche, au sens large, comprenant bien entendu, la friche industrielle. En 1988, date de la prise de vue à Vienne, Lois Weinberger explique : « En 1988, j'ai commencé à planter dans la banlieue de Vienne une aire rudérale que j'utilisais comme réserve de graine et distributeur de plantes non-désirées – ce que l'on appelle les mauvaises herbes, les laissées-pour-compte. J'ai visité les décharges à ciel ouvert, les terrains vagues et autres friches, prélevant des plantes vers mon aire rudérale pour en multiplier les plants avant de les transporter vers d'autres lieux où elles avaient disparu. J'opérais ainsi des transferts, tant dans le paysage que dans les espaces urbains. »[4] Ainsi, Lois Weinberger attache de l’importance aux déchets, comme en atteste le terme « rudéral » qu'il a préféré à celui d'adventice qui contient pourtant l’idée de « plante indésirable » (unkraut, en allemand), mais sans préciser de quels terrains elle est issue : adventice adj. et n. F. 1767, du latin «adventicius qui s'ajoute, supplémentaire» ; se dit d'une plante qui colonise par accident un territoire, qui lui est étranger sans y avoir été volontairement semée ; se dit d'une espèce végétale indésirable, présente dans la culture d'une autre espèce; sens figuré, qui s'ajoute accessoirement sans faire partie naturellement de la chose. Tandis que le terme rudéral contient en lui-même la provenance, les décombres. Ceux, notamment, des friches industrielles. On peut dater la naissance du paradigme esthétique de la friche industrielle, avec les travaux des artistes Hilla et Bernd Becher qui ont enseigné à l'académie des beaux arts de Düsseldorf en 1976. Une esthétique de l'obsolescence et de l'abandon. Réalisant ce grand tirage dans son cadre de bois noir, Lois Weinberger utilise ces mêmes codes, à mi-chemin entre esthétique et document. Maryline Brustolin me conduit à quelques dizaines de mètres de la galerie pour y voir l’œuvre conçue in situ Portable Garden. Maryline
Brustolin Myriam Dao Maryline Brustolin Myriam Dao Maryline Brustolin Myriam Dao Maryline Brustolin IMMIGRATION ET DEPLACEMENT Maryline Brustolin : Myriam Dao La classification des scientifiques des Lumières – la Systema Naturæ que Lois Weinberger questionne –, est basée sur une étude des plantes souvent rapportées des grandes expéditions par les botanistes. Le « jardin d'agrément » comporte aujourd'hui des espèces qui sont issues de ces grands voyages, des plantes dites « ornementales », magnolias, azalées, fuschias, bougainvillées. Lorsque Lois Weinberger met en avant les plantes rudérales, des plantes «spontanées», «natives», c'est un geste (ou un non-geste) en opposition avec celui de l'homme de la Modernité, qui, lui, importe des graines. Or, pour la pièce de Kassel, Lois Weinberger a lui aussi recours à l’importation de graines. Il ne s’agit pas ici de jardin d’agrément, mais de jardin « politique ». L'artiste donne naisse à un « jardin de plantes immigrées », où il rassemble des graines issues de plusieurs territoires, plusieurs nationalités. On peut lire sur le croquis préparatoire la liste des pays d’où proviennent ces graines : Montenegro, Serbie, Portugal, Ukraine, Bulgarie, Albanie, etc. D'un côté, on a la magnificence des jardins botaniques du siècle des Lumières, où tout ce qui y est planté est exotique, a été rapporté d'ailleurs, après avoir été dûment choisi, sélectionné, trié; de l'autre, dans l’œuvre de la Documenta X, Lois Weinberger créé une relation entre les nationalités de l’immigration et des plantations organisées suivant la géométrie du rail de chemin de fer. Il interroge la notion de pureté, avec laquelle comme il le dit «la nature n’a rien à voir »[6] Les concepts de « transfert de graines » ou encore de « plantes rudérales » sont éminemment politiques. L’image de la plante née « spontanément sur un lit de gravats », ou celle de la plante exotique importée de pays lointain pour être exploitée (comme l’hévéa, entre autre) résonnent avec d’autres histoires, comme celle de la colonisation ou de l’immigration. Pour Lois Weinberger le meilleur jardin est celui où il n'y a pas eu ingérence humaine. Maryline Brustolin Myriam Dao Maryline Brustolin Myriam Dao Maryline Brustolin La pièce Garden est visible depuis la rue par la vitrine de la galerie. C’est un bac jaune d’où pend une liane, une branche de lierre aux feuilles vertes. Garden joue de l'esthétique de la ruine. Le lierre est la plante de la ruine par excellence. On peut également penser qu’il s’agit d’un ikebana, un arrangement floral qui délivre un message à travers une véritable mise en scène du végétal. En cela, cette pièce résonne avec celle que Camille Henrot avait exposée à la Triennale en 2012 Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ?. Lois Weinberger était également dans la sélection du commissaire d’exposition Okwui Enwezor, avec Tropicomania the social life of plants, exposée à la Triennale. Les titres des œuvres des deux artistes vont dans le sens du dépassement de la binarité nature/culture, le commissaire avait intitulé cette 3e édition de la Triennale « Intense Proximity », un hommage inversé au « regard éloigné » de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Maryline Brustolin
VERNACULAIRES Privilégier les espèces vernaculaires et spontanées, c’est ce que tente Lois Weinberger avec son protocole Wild Cube, un dispositif radical et sophistiqué qui interdit toute intervention de la main de l’homme. Maryline Brustolin Myriam Dao Maryline
Brustolin Cette pièce a été développée à partir de 1992, et il en existe plusieurs "versions" ? Ce sont des séries. J'ai produit la cinquième pièce de cette série. Elles n'ont pas forcément les mêmes dimensions : elles s'adaptent au lieu. Il a produit un Wild Cube de 40 mètres de long pour le Département des Sciences Économique et Sociale de l’Université d’Innsbruck, dans laquelle poussent aujourd’hui des arbres. C’est une toute autre échelle. Il y a également des pièces circulaires. Myriam Dao Lois Weinberger, Systema Naturæ, exposition personnelle,
jusqu’au 18 septembre 2016 [1] Bergit Arrends, Chamberlain Tim, Jessica Ullrich, Lois Weinberger: « Lois Weinberger : Green Man » (entretien), ANTENNAE - The Journal of Nature in Visual Culture, N° 18, 2011, Londres, p. 37 |