Portrait sans visage d’une femme
vietnamienne II, radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5
x 6,5 cm chaque 2008 © Grégoire Perrier courtesy Maëlle Galerie
Portrait sans visage d’une femme vietnamienne II (détail),
radiographies, agrafes, photographie, texte,
81,5 x 62,5 x 6,5 cm
chaque 2008
© Grégoire Perrier courtesy Maëlle Galerie
Paris, le 23 octobre 2016
Bonjour Cher Ernest,
Le soir du vernissage, en découvrant votre travail et la reproduction
de la photo de Nick Ut, j'ai tout de suite cherché dans le texte ce qui
pouvait justifier cette citation. J'ai le même âge que Kim-Phuc,[1]
la fillette qui a été brûlée par des bombes au napalm au Vietnam, en 1971.
Cette photo me touche depuis l'enfance, depuis que je l'ai vue pour la
première fois, à plusieurs titres, d'abord, parce que la fillette a mon
âge, ensuite, parce que le Vietnam est le pays où mon père est né en 1920.
Cherchant vainement, dans le texte qui se rapportait à votre œuvre, et
le nom de la victime, et le nom du photographe, j'ai tout à fait compris
qu'il s'agissait d'une citation artistique, où la dimension esthétique
et symbolique prime sur le côté documentaire.
Pour autant,
Je fais partie d'un collectif d'artistes et chercheurs, AFRIKADAA [2], qui
édite également une revue. Depuis plus de 4 ans, nos numéros ont traité
successivement de la visibilité, de l'identité, de l'utilisation du corps
(noir), du sujet anthropologique, etc. Au sein du comité éditorial de
ce magazine, et aussi comme contributrice, je me suis donc habituée à
entendre des voix critiques sur l'effacement de l'identité, et sur l'invisibilité
des corps noirs « utilisés » à des fins d'illustration (au choix, illustration
de la misère, de la guerre, de la famine, de la délinquance, etc.). J'ai
noté, aux cours de discussions enflammées au sein de ce collectif autour
du travail d'artistes « non racisés », combien « l’utilisation » du corps
noir est problématique, car réductrice, et combien elle muselle les voix
de ces « corps », leur substituant de façon systématique un discours «
dominant », ou « globalisant », gommant de ce fait la dimension intime,
personnelle, locale, de l'histoire des personnes représentées.
Voilà donc que la vision de votre œuvres m'a emmenée très loin, vers des
questionnements sur la place des corps « racisés » dans les œuvres d'art...
La discussion est ouverte cher Monsieur Breleur !
Cordialement
Myriam Dao
Le Lamentin, 27 octobre 2016
Bonjour Chère Myriam,
Merci d'avoir été sensible à l’œuvre présentée à la Maëlle Galerie. Vous
avez une relation très forte avec le Vietnam. Aussi dois je vous dire
que je connais la revue AFRIKADAA en effet un article à été publié concernant
mon travail de dessin signé Seloua Luste Boulbina il y a de cela deux
années.[3]
J'ai longuement travaillé sur la question de l'effacement de l'identité
alors que dans mon pays tout le monde travaillait sur l'affirmation de
l'identité du corps noir suite au traumatisme et à la violence de la période
esclavagiste.
J'ai réalisé tout une série de portraits sans visage je vous propose quelques
titres :
- « Pol Pot » violence des Khmers rouges sous la conduite de Pol Pot,
- « Portraits sans visage » ou « Mémorial monde »(deux cents portraits
et deux cents textes de 6 écrivains des différents continents),
- « Portraits sans visage de sans domicile fixe » (Paris), ou encore,
- « Portraits sans visage des grands chefs Caraïbes » (Martinique) et
bien d'autres.
Cambodge sous Pol Pot, 2008, Courtesy Galerie les
Filles du Calvaire, Paris, © Jean Philippe Breleur
Je vous fais parvenir certaines de mes réflexions
qui vont certainement vous éclairer d'avantage sur ma problématique du
retrait du visage dans le portrait.
Je pense aussi que la question esthétique passe aussi par la question
de l'éthique.
Je vous recommande le numéro de la revue ART ABSOLUMENT de mai-juin 2010,
un article publié par Jacques Leenhardt, "Ernest Breleur Portraits sans
visage ». et aussi un article important de Samia Kassab-Charfi intitulé
« Créer pour sauver la face : Ernest Breleur et les "Soleil cou coupé"
du visage »[4]
Cahier de poétique des Archives et Musée de la Littérature. c/o Bibliothèque
ROYALE de Belgique, boulevard de l'empereur, 4 B-1000 BRUXELLES
J'espère vous avoir apporté quelques éléments concernant une partie de
mon cheminement.
Je me tiens à votre disposition pour toutes autres questions.
Cordiale considération
Ernest Breleur
Portrait sans visage d’une femme
vietnamienne I, radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5
x 6,5 cm chaque 2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie
PORTRAITS SANS VISAGE
L’art du portrait est abordé ici comme une critique du portrait photographique
et pictural là où la ressemblance s’installe sous nos yeux et devient
lieu de toutes les interprétations.
Mes portraits sans visage donnent à voir une trace ultime, infime; la
ressemblance est occultée totalement. Chez BACON et chez PICASSO le portrait
triture le visage mais garde malgré tout quelques éléments du visage réel
: nez, bouches, yeux. En pratiquant de la sorte ils cherchent incontestablement
à inscrire d’avantage d’humain, de tragique, et de plasticité dans leurs
œuvres respectives. Cette pratique de l’écart éprouve pleinement le regardeur.
Quand je réalise mes portraits sans visage je pratique une reconstitution
métaphorique, j’élabore une image résiduelle qui évoque un être humain
qui fût. Les éléments constitutifs de mes reconstituions de portraits
proviennent de radiographies de corps humains; qui sont traces d’un réel,
elles montrent des images d’os et l’absence de la chair. L’évidente présence
de la mécanique du corps montre ce qui reste d’un vivant, la béance due
à l’absence de la représentation de la chair est aussi l’absence de la
figure humaine.
Cette réflexion concernant mes portraits sans visage me permet d’être
au cœur du comment donner à voir une image résiduelle, une image spectrale.
Je voudrais simplement rendre visible l’image d’un être qui s’est progressivement
estompée, évanouie dans la complexité de la mémoire humaine.
Mes portraits sans visage sont aussi les visages de ceux que nous voyons
furtivement à la télévision, qui meurent en direct sur les champs de bataille,
images de la violence des hommes qui sont appréciées dans certaines sociétés
comme des spectacles télévisés (télé réalité),ces visages de morts, de
blessés s’effacent en eux aussi vite que vues.
Mes portraits sans visages sont aussi ceux que nous côtoyons ou que nous
croisons; en évitant leur insoutenable regard parce que souvent démuni
socialement.
Mes portraits sans visage sont ceux des hommes et femmes «étrangers» qui
ne méritent jamais un regard humain.
Mes portraits sans visage sont aussi les portraits de tous ceux qui sont
oubliés avant même une quelconque rencontre, comme si le cœur de l’humain
est aussi la machine à exclure, à broyer et ainsi est évité toute inscription
de l’autre en lui
Mes portraits sans visage parlent du monde qui chaque instant est d’avantage
sans visage : Mondialisation oblige.
Ernest Breleur
Portrait sans visage d’une femme vietnamienne I (détail),
radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie
Laurent,
France, série Les portraits sans visage, texte, radiographie, agrafes,
photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur
courtesy Maëlle Galerie
Laurent,
France, série Les portraits sans visage (détail), texte, radiographie,
agrafes, photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe
Breleur courtesy Maëlle Galerie
Laurent,
France, série Les portraits sans visage (détail), texte, radiographie, agrafes,
photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur
courtesy Maëlle Galerie
Laurent,
France, série Les portraits sans visage (détail), texte, radiographie,
agrafes, photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe
Breleur courtesy Maëlle Galerie
Paris, le 31 octobre 2016
Bonjour Cher Ernest,
Je vous remercie infiniment d’avoir pris la peine de me répondre si longuement,
et de façon si précise !
Merci de m’éclairer sur vos œuvres, et votre beau travail des
« Portraits sans visage ».
Sans visage, oui, mais pas sans âme… ! ! !
Combien me touche cette phrase de vous « Les portraits sans visage, sont
les «visages des disparus du monde, ceux des exclus socialement. Ne sommes nous pas dans
un monde sans visage? »
Oui, je comprends mieux votre dessein, je peux presque dire que ces «
portraits sans visages » éclairent celui, sans nom, que vous avez réalisé
de la « fillette au napalm », Kim-Phuc. Elle aussi fait partie des « disparus
du monde ».
Par hasard, il se trouve qu’aujourd’hui même, un ami évoquait un livre
écrit sur elle, qui raconte sa soif de vivre.[5]
L’auteur y présente une courte biographie de Kim-Phuc, sa reconstruction,
sa résilience, et surtout, met l’emphase sur son aspiration à « sa part
de beauté du monde », une part dont elle estime avoir été privée. Cette
part de beauté lui aurait été refusée, et c’est comme si on lui avait
interdit l’accès à l’amour et à l’humanité.
Ainsi, les « disparus du monde » aspirent à la beauté. En ces temps de
« crises des migrants », il est probable que nous avons oublié ce désir
de beauté chez ces hommes et ces femmes. Mais je suis certaine que vous
le savez, vous qui avez pris le temps de dialoguer avec un SDF et lui
donner une existence.
Merci infiniment de m’avoir fait entrevoir, à travers ces « Portraits
sans visages », les belles âmes qui les traversent.
Vous faites bien de mentionner le nom de Seloua Luste Boulbina, car c’est
par elle que j’entendais pour la première fois votre nom lorsqu'elle présentait
votre travail au Palais de Tokyo à Paris, en 2014.[6]
Bien cordialement
Myriam
Le Lamentin, 1er novembre 2016
Chère Myriam
Merci de votre compréhension et de votre sensibilité, le monde est petit
peut être que nos routes se croiserons
Cordiale considération
Ernest
[1]
La photographie originale de Kim-Phuc, réalisée par le photographe de
presse Nick Ut en 1972 est devenue malgré elle l’image de la barbarie
américaine au Vietnam. En fait, les bombes ce jour-là ont été lâchées
par des sud-viêtnamiens, par erreur, sur leurs compatriotes. Aujourd’hui
Kim-Phuc est ambassadrice de la Paix. Pour plus d'information sur les
circonstances qui entourent la prise de vue, lire sa biographie, « La
fille de la photo », par Denise Chong, Belfond, Paris, 2001.
[2] AFRIKADAA,
Rédactrice en chef, Pascale Obolo, les numéros cités sont : AFRIKADAA #9 Anthropo_logismes, AFRIKADAA #7 Corps Médium, AFRIKADAA #4 I-Dentity
AFRIKADAA #3, Visibility
[3] Lire également ici : Rue
Descartes n°81 : La migration des idées #2
[4] Créer pour sauver
la face : Ernest Breleur et les "Soleil cou coupé" du visage In : "Balises",
n° 15-16, 2013, p. 265-280 Samia KASSAB-CHARFI
[5] The Gift of Freedom:
War, Debt, and Other Refugee Passages, by Mimi Thi Nguyen, Duke University
Press, 2012
[6] Lors d’une carte
blanche, dans le cadre de Flamme éternelle, installation et événement
de l’artiste Thomas Hirschhorn, du 23/04/2014 au 22/06/2014
Ernest Breleur est né en 1945. Il vit et travaille en
Martinique
Mes remerciements à Olivia Maëlle Breleur, directrice de la Maëlle Galerie,
qui a bien voulu établir la relation, et rendre possible cet échange.
Maëlle Galerie, 3 Rue Ramponeau 75020 Paris
maellegalerie.com