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[focus] 18-11-2016
Supplément d’âmes
Correspondance entre Ernest Breleur et Myriam Dao, octobre-novembre 2016

Portrait sans visage d’une femme vietnamienne II, radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque 2008 © Grégoire Perrier courtesy Maëlle Galerie

 

Portrait sans visage d’une femme vietnamienne II (détail),
radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm
chaque 2008 © Grégoire Perrier courtesy Maëlle Galerie


Paris, le 23 octobre 2016

Bonjour Cher Ernest,

Le soir du vernissage, en découvrant votre travail et la reproduction de la photo de Nick Ut, j'ai tout de suite cherché dans le texte ce qui pouvait justifier cette citation. J'ai le même âge que Kim-Phuc,[1] la fillette qui a été brûlée par des bombes au napalm au Vietnam, en 1971. Cette photo me touche depuis l'enfance, depuis que je l'ai vue pour la première fois, à plusieurs titres, d'abord, parce que la fillette a mon âge, ensuite, parce que le Vietnam est le pays où mon père est né en 1920.

Cherchant vainement, dans le texte qui se rapportait à votre œuvre, et le nom de la victime, et le nom du photographe, j'ai tout à fait compris qu'il s'agissait d'une citation artistique, où la dimension esthétique et symbolique prime sur le côté documentaire.

Pour autant,
Je fais partie d'un collectif d'artistes et chercheurs, AFRIKADAA [2], qui édite également une revue. Depuis plus de 4 ans, nos numéros ont traité successivement de la visibilité, de l'identité, de l'utilisation du corps (noir), du sujet anthropologique, etc. Au sein du comité éditorial de ce magazine, et aussi comme contributrice, je me suis donc habituée à entendre des voix critiques sur l'effacement de l'identité, et sur l'invisibilité des corps noirs « utilisés » à des fins d'illustration (au choix, illustration de la misère, de la guerre, de la famine, de la délinquance, etc.). J'ai noté, aux cours de discussions enflammées au sein de ce collectif autour du travail d'artistes « non racisés », combien « l’utilisation » du corps noir est problématique, car réductrice, et combien elle muselle les voix de ces « corps », leur substituant de façon systématique un discours « dominant », ou « globalisant », gommant de ce fait la dimension intime, personnelle, locale, de l'histoire des personnes représentées.
Voilà donc que la vision de votre œuvres m'a emmenée très loin, vers des questionnements sur la place des corps « racisés » dans les œuvres d'art...

La discussion est ouverte cher Monsieur Breleur !

Cordialement

Myriam Dao

 



Le Lamentin, 27 octobre 2016

Bonjour Chère Myriam,

Merci d'avoir été sensible à l’œuvre présentée à la Maëlle Galerie. Vous avez une relation très forte avec le Vietnam. Aussi dois je vous dire que je connais la revue AFRIKADAA en effet un article à été publié concernant mon travail de dessin signé Seloua Luste Boulbina il y a de cela deux années.[3]

J'ai longuement travaillé sur la question de l'effacement de l'identité alors que dans mon pays tout le monde travaillait sur l'affirmation de l'identité du corps noir suite au traumatisme et à la violence de la période esclavagiste.

J'ai réalisé tout une série de portraits sans visage je vous propose quelques titres :

- « Pol Pot » violence des Khmers rouges sous la conduite de Pol Pot,
- « Portraits sans visage » ou « Mémorial monde »(deux cents portraits et deux cents textes de 6 écrivains des différents continents),
- « Portraits sans visage de sans domicile fixe » (Paris), ou encore,
- « Portraits sans visage des grands chefs Caraïbes » (Martinique) et bien d'autres.




Cambodge sous Pol Pot, 2008, Courtesy Galerie les Filles du Calvaire, Paris, © Jean Philippe Breleur

Je vous fais parvenir certaines de mes réflexions qui vont certainement vous éclairer d'avantage sur ma problématique du retrait du visage dans le portrait.

Je pense aussi que la question esthétique passe aussi par la question de l'éthique.

Je vous recommande le numéro de la revue ART ABSOLUMENT de mai-juin 2010, un article publié par Jacques Leenhardt, "Ernest Breleur Portraits sans visage ». et aussi un article important de Samia Kassab-Charfi intitulé « Créer pour sauver la face : Ernest Breleur et les "Soleil cou coupé" du visage »[4]
Cahier de poétique des Archives et Musée de la Littérature. c/o Bibliothèque ROYALE de Belgique, boulevard de l'empereur, 4 B-1000 BRUXELLES

J'espère vous avoir apporté quelques éléments concernant une partie de mon cheminement.

Je me tiens à votre disposition pour toutes autres questions.

Cordiale considération

Ernest Breleur

Portrait sans visage d’une femme vietnamienne I, radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque 2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie

PORTRAITS SANS VISAGE

L’art du portrait est abordé ici comme une critique du portrait photographique et pictural là où la ressemblance s’installe sous nos yeux et devient lieu de toutes les interprétations.

Mes portraits sans visage donnent à voir une trace ultime, infime; la ressemblance est occultée totalement. Chez BACON et chez PICASSO le portrait triture le visage mais garde malgré tout quelques éléments du visage réel : nez, bouches, yeux. En pratiquant de la sorte ils cherchent incontestablement à inscrire d’avantage d’humain, de tragique, et de plasticité dans leurs œuvres respectives. Cette pratique de l’écart éprouve pleinement le regardeur.

Quand je réalise mes portraits sans visage je pratique une reconstitution métaphorique, j’élabore une image résiduelle qui évoque un être humain qui fût. Les éléments constitutifs de mes reconstituions de portraits proviennent de radiographies de corps humains; qui sont traces d’un réel, elles montrent des images d’os et l’absence de la chair. L’évidente présence de la mécanique du corps montre ce qui reste d’un vivant, la béance due à l’absence de la représentation de la chair est aussi l’absence de la figure humaine.

Cette réflexion concernant mes portraits sans visage me permet d’être au cœur du comment donner à voir une image résiduelle, une image spectrale. Je voudrais simplement rendre visible l’image d’un être qui s’est progressivement estompée, évanouie dans la complexité de la mémoire humaine.

Mes portraits sans visage sont aussi les visages de ceux que nous voyons furtivement à la télévision, qui meurent en direct sur les champs de bataille, images de la violence des hommes qui sont appréciées dans certaines sociétés comme des spectacles télévisés (télé réalité),ces visages de morts, de blessés s’effacent en eux aussi vite que vues.

Mes portraits sans visages sont aussi ceux que nous côtoyons ou que nous croisons; en évitant leur insoutenable regard parce que souvent démuni socialement.

Mes portraits sans visage sont ceux des hommes et femmes «étrangers» qui ne méritent jamais un regard humain.

Mes portraits sans visage sont aussi les portraits de tous ceux qui sont oubliés avant même une quelconque rencontre, comme si le cœur de l’humain est aussi la machine à exclure, à broyer et ainsi est évité toute inscription de l’autre en lui

Mes portraits sans visage parlent du monde qui chaque instant est d’avantage sans visage : Mondialisation oblige.

Ernest Breleur


Portrait sans visage d’une femme vietnamienne I (détail), radiographies, agrafes, photographie, texte, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie


Laurent, France, série Les portraits sans visage, texte, radiographie, agrafes, photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie



Laurent, France, série Les portraits sans visage (détail), texte, radiographie, agrafes, photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie


Laurent, France, série Les portraits sans visage (détail), texte, radiographie, agrafes, photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie


Laurent, France, série Les portraits sans visage (détail), texte, radiographie, agrafes, photographie, 81,5 x 62,5 x 6,5 cm chaque
2008 © Jean-Philippe Breleur courtesy Maëlle Galerie

 

Paris, le 31 octobre 2016

Bonjour Cher Ernest,

Je vous remercie infiniment d’avoir pris la peine de me répondre si longuement, et de façon si précise !
Merci de m’éclairer sur vos œuvres, et votre beau travail des « Portraits sans visage ».
Sans visage, oui, mais pas sans âme… ! ! !

Combien me touche cette phrase de vous « Les portraits sans visage, sont les «visages des disparus du monde, ceux des exclus socialement. Ne sommes nous pas dans un monde sans visage? »

Oui, je comprends mieux votre dessein, je peux presque dire que ces « portraits sans visages » éclairent celui, sans nom, que vous avez réalisé de la « fillette au napalm », Kim-Phuc. Elle aussi fait partie des « disparus du monde ».
Par hasard, il se trouve qu’aujourd’hui même, un ami évoquait un livre écrit sur elle, qui raconte sa soif de vivre.[5] L’auteur y présente une courte biographie de Kim-Phuc, sa reconstruction, sa résilience, et surtout, met l’emphase sur son aspiration à « sa part de beauté du monde », une part dont elle estime avoir été privée. Cette part de beauté lui aurait été refusée, et c’est comme si on lui avait interdit l’accès à l’amour et à l’humanité.

Ainsi, les « disparus du monde » aspirent à la beauté. En ces temps de « crises des migrants », il est probable que nous avons oublié ce désir de beauté chez ces hommes et ces femmes. Mais je suis certaine que vous le savez, vous qui avez pris le temps de dialoguer avec un SDF et lui donner une existence.

Merci infiniment de m’avoir fait entrevoir, à travers ces « Portraits sans visages », les belles âmes qui les traversent.

Vous faites bien de mentionner le nom de Seloua Luste Boulbina, car c’est par elle que j’entendais pour la première fois votre nom lorsqu'elle présentait votre travail au Palais de Tokyo à Paris, en 2014.[6]

Bien cordialement

Myriam

 

Le Lamentin, 1er novembre 2016

Chère Myriam

Merci de votre compréhension et de votre sensibilité, le monde est petit peut être que nos routes se croiserons

Cordiale considération

Ernest



[1] La photographie originale de Kim-Phuc, réalisée par le photographe de presse Nick Ut en 1972 est devenue malgré elle l’image de la barbarie américaine au Vietnam. En fait, les bombes ce jour-là ont été lâchées par des sud-viêtnamiens, par erreur, sur leurs compatriotes. Aujourd’hui Kim-Phuc est ambassadrice de la Paix. Pour plus d'information sur les circonstances qui entourent la prise de vue, lire sa biographie, « La fille de la photo », par Denise Chong, Belfond, Paris, 2001.

[2] AFRIKADAA, Rédactrice en chef, Pascale Obolo, les numéros cités sont : AFRIKADAA #9 Anthropo_logismes, AFRIKADAA #7 Corps Médium, AFRIKADAA #4 I-Dentity AFRIKADAA #3, Visibility

[3] Lire également ici : Rue Descartes n°81 : La migration des idées #2

[4] Créer pour sauver la face : Ernest Breleur et les "Soleil cou coupé" du visage In : "Balises", n° 15-16, 2013, p. 265-280 Samia KASSAB-CHARFI

[5] The Gift of Freedom: War, Debt, and Other Refugee Passages, by Mimi Thi Nguyen, Duke University Press, 2012

[6] Lors d’une carte blanche, dans le cadre de Flamme éternelle, installation et événement de l’artiste Thomas Hirschhorn, du 23/04/2014 au 22/06/2014


Ernest Breleur est né en 1945. Il vit et travaille en Martinique

Mes remerciements à Olivia Maëlle Breleur, directrice de la Maëlle Galerie, qui a bien voulu établir la relation, et rendre possible cet échange.

Maëlle Galerie, 3 Rue Ramponeau 75020 Paris
maellegalerie.com