Anselm Kiefer aime tant les livres qu’il en fabriqué des centaines et de toutes sortes : en carton, en métal, en plâtre, avec une tendance au lourd puisque certains peuvent peser jusqu’à quatre cents kilos. Il ne cache d’ailleurs pas qu’il a songé à devenir écrivain ou poète avant d’opter pour les arts plastiques. Mais les livres qu’il a exposés ces derniers mois à la Bibliothèque nationale de France en parallèle à la grande exposition que le centre Beaubourg lui consacre jusqu’au 18 avril ne manqueront pas de surprendre, non seulement par leur gigantisme, mais déjà parce qu’ils éludent la lecture telle que nous la pratiquons d’habitude. La plupart n’ont pas de feuilles qu’on puisse tourner : ce sont des masses qui s’ouvrent en leur sommet comme sur une double page, le socle du livre restant à jamais fermé sur lui-même et si lourd que personne ne pourrait l’emporter avec soi. Voilà de quoi donner du poids aux mots. Kiefer nous avertit d’ailleurs de ne pas prendre ces ouvrages pour ce qu’ils ne sont pas. À l’écrivain Christoph Ransmayr, il déclare qu’ils sont « intéressants dans la mesure où ils sont impossibles à lire ; ils sont trop lourds, le plomb ne laisse rien passer, c’est la dissimulation totale ». Il ajoute que cette imperméabilité, cette réfutation de la transparence des caractères écrits que la lecture transforme en mots et en sens, est une « allusion à la dialectique de l’être et du néant. Dans toute chose que nous faisons, sa négation est toujours déjà contenue. Les livres en plomb sont donc des paradoxes parfaits. Tu ne pourras ni les feuilleter ni les lire, et tu ignoreras ce qu’il y a dedans. » Nous voilà prévenus. Mais alors, que sont ces sculptures ? Des paradoxes, affirme Kiefer, et par là on comprend qu’est paradoxe pour lui cette contradiction qui fait que le livre n’en est pas vraiment un mais qu’en se niant comme tel, il en devient un quand même. Acceptons donc que ces énormes objets aient seulement l’aspect du livre pour nous emmener ailleurs. De toute façon, il serait dangereux de se fier à l’apparence, Kiefer étant un adepte de la métamorphose, d’abord de celle qui conduit l’artiste à transformer les « choses les plus laides, les plus insignifiantes en splendeurs » et puis de celle qu’opère le public, car « l’œuvre d’art est transformée par celui qui la regarde. » On se rend compte qu’il n’y aura pas ici d’identité ferme et stable. |