Mais ces ouvrages de Kiefer qu’on ne lit pas, on les appréhende par tous les sens, on les soupèse de loin, on s’en approche avec prudence, on les hume, on aurait envie de les toucher pour savoir ce qu’ils nous laisseraient sur les doigts, et puis on s’aperçoit qu’ils sont bourrés de traces de vie, et même de mots qui réapparaissent au milieu des cendres. Les ruines sont partout, le plus souvent elles sont belles, et ces livres en font eux aussi partie, comme ressurgis des décombres de l’histoire. J’ai longuement regardé, dans le livre Diamat, la forme de Staline (ou d’un autre despote) émerger d’un fond trouble, presque effacé, semblable à une statue rongée par le vent et le sable, et m’est aussitôt venu en tête un sonnet de Shelley, le poète romantique anglais, qui pourrait en être le prototype. Dans ce poème, un voyageur retournant d’un pays antique rapporte avoir découvert au fond d’un désert une énorme statue mutilée, à moitié engloutie par le sable. Sur son piédestal, on parvient à lire : « Je m’appelle Ozymandias, roi des rois. Regardez mes œuvres, vous les Puissants, et désespérez ! » Tout autour, pourtant, il ne reste rien – rien d’autre que la poussière et le vide. Balayant « les ruines de cette colossale épave, les sables moutonnent à l’infini dans leur morne solitude ».
Ainsi, les faux-livres d’Anselm Kiefer nous renvoient sans cesse à d’autres écrits et résonnent dans une bibliothèque que nous portons en nous. En lui fournissant spontanément le prolongement d’un poème, j’ai transformé à mon tour l’œuvre appelée Diamat. Et en établissant une comparaison quasi immédiate avec le Livre, si beau et si imposant, qui trônait dans les églises chrétiennes médiévales, il m’est apparu que l’ensemble de ces ouvrages de plâtre, de sang, de cendres et de plomb parlait à sa façon du Dieu du Livre – il en disait la vulnérabilité, l’inachèvement, il avouait ce que ce Dieu avait toujours caché par sa pompe et sa violence, à savoir qu’il avait besoin de nous pour exister. Ce qui, évidemment, ne nous autorise pas à nous mettre à sa place. Nos erreurs et nos catastrophes sont là pour nous montrer que nous n’aurions pas inventé Dieu si nous n’avions pas eu besoin de lui. L’incomplétude des livres de Kiefer le dit aussi. Dialectique paradoxale, une fois de plus.
Moi, spectateur, je connais les bibliothèques ordinaires dont on peut tenir les volumes entre les mains. Ce sont là des ouvrages de papier qu’on vide en les lisant : je l’ai lu, je le remets sur son étagère ou je le donne. Des livres faibles et humains, en somme, et déjà des vestiges de cette galaxie Gutenberg qui avait cru pouvoir englober le monde dans la raison. Les livres de Kiefer, eux, brillent non seulement des larmes et du sang de l’histoire, mais d’une liberté qui ne nous est pas accordée à nous, écrivains grégaires qui nous plions aux lois de l’écrit, à la logique du discours, à la syntaxe, à la grammaire et pour finir au code de la route de la typographie. Sa bibliothèque est une bibliothèque du désir, et comme elle vit dans ses cendres et renaît de ses ruines, comme y fleurissent toutes sortes de fleurs mythiques et les trop réels coquelicots de sang (Blutblumen), elle se situe à peu près à l’opposé de la bibliothèque du désespoir et du mutisme absolu, la bibliothèque totalitaire de Babel imaginée par Jorge Luis Borges et qui, du fait qu’elle contient déjà tout ce qui peut être écrit, efface le temps et condamne toute parole.
Ces livres bricolés précèdent nos pages imprimées ou viennent après. Ce sont des îles flottantes, des pontons où les caractères de plomb peuvent ressurgir de la terre en tourneseols pensants. Je trouve très bien que ces ruines soient trop imposantes pour que je les aie chez moi. J’emporterai d’elles au moins une mise en garde : nous ne pouvons pas abolir le sentiment de l’histoire sans devenir des êtres au temps purement mécanique, des robots. Car le nouveau monde ne se bâtira pas sans ruines, et même si Lilith rôde sur des cités à moitié effacées par les sables, on vous l’affirme : l’herbe repoussera sur les décombres.
12 mars16
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