Dès le début, Laurie Karp a fait un choix qui l’a placée en décalage par rapport à la plupart des artistes de sa génération : elle a choisi les arts du feu. Et quand elle ne se consacre pas à la céramique ou la porcelaine, elle brode de petites œuvres sur tissu avec une infinie patience. Mais son dessein n’est pas d’apporter sa contribution aux arts décoratifs actuels, mais de les détourner pour concevoir un art qui constitue une sphère tout à elle, qui repose sur une étrangeté parfois inquiétante, parfois drolatique (et quelques fois les deux conjugués).
Je me souviens de la première fois que je suis entré dans son atelier dans le XIe Arrondissement de Paris : j’y ai vu suspendues de grandes tiges de couleur claire, d’une taille relativement grande. Elles emblaient toutes se ressembler, mais dès que j’ai commencé les observer, j’ai compris qu’elle étaient toutes différentes. A mieux y regarder, c’était quelque chose entre la botanique et l’anatomie – une botanique et une anatomie entièrement imaginaire. Elle faisait alors de petites tiges noires qui s’accrochaient au mur et permettait d’y placer une fleur, si on le désirait. Mais en réalité, il s’agissait d’œuvres plus menues, qui se plaçaient dans le prolongement de sa recherche, mais avec des différences notables. Il y avait aussi toutes sortes d’objets colorés, par exemple des boîtes avec des figures monstrueuses sur le couvercle, souvent des mythologies métamorphosées, des scènes qu’on pourrait croire érotiques et, enfin, d’autres choses que j’avais bien du mal déchiffrer. Il y avait là un univers qui était indubitablement d’une beauté indéniable, mais qui était aussi bizarre que des contes d’Edgar Allan Poe. Il y avait chez elle une poétique de l’incongruité et du détournement, qui me ramenait à Charles Baudelaire et à Félicien Rops. Mais ces rapprochement étaient pour moi un moyen de me raccrocher à des références qui m’étaient familières. Elles n’étaient pas absurdes, mais elles ne pourraient suffire à définir son imaginaire si singulier. Elle était passée maître dans le jeu des tonalités et aussi dans les contrastes, souvent faits pour accentuer ce sentiment ambigu. Elle adorait associer le gracieux et la délicatesse chromatique et de formes dérangeantes.
Pour ceux qui ont eu la chance de visiter sa grande et fascinante exposition au Musée de la Chasse et de la Nature dans l’hôtel de Guénégaud [1], en plein Marais, ils ont pu y découvrir les pièces en faïence émaillée. Elle y dépeint des moments de chasse dignes de Diane, mais d’une Diane à la fois sublime et tombée dans les tréfonds de l’effroi. Il y a en même temps beaucoup de délicatesse dans ces pièces et beaucoup de sauvagerie. L’équilibre est subtil, mais puissant. Tout donne l’impression d’avoir été conçu pour une chambre aristocratique, celle d’une dame de la noblesse du siècle des Lumières, avec un rendu rococo décalé. Mais dès que le regard les explore de plus près, on doit se rendre à l’évidence : ces sujets sont souvent cruels ou parfois aux confins de l’indécences. Elles racontent des histoires de poursuites impitoyables, de déchirement des chairs, d’un passion charnelle mise à nu sans pudeur (les plaies peuvent donner le sentiment d’être des vagins offerts, ou l’inverses), de cruauté, de bestialité et de violence, le tout exprimé avec un raffinement formel qui en atténue la brutalité et même l’obscénité. Elle déploie, sous des formes diverses et aussi grâce des techniques mixtes très élaborées, l’idée d’un topos où les monstres du vaste océan de l’inconscient ont envahi l’espace esthétique. Mais on doit aussi se souvenir que les mythes étaient souvent cruels et que la peinture ou la sculpture d’autrefois se complaisaient à faire la monstration d’actes d’une insigne férocité. La virginale Diane n’a-t-elle pas condamné Actéon à être dévoré par ses chiens ? Apollon n’a-t-il écorché vif Marsyas ? Elle représente le divin païen qui associe sans cesse la plus haute noblesse et la vindicte la plus impitoyable. Ce divin, qui n’est plus qu’un lointain souvenir, demeure néanmoins présent dans la mécanique de notre psyché. La chrétienté a s’ailleurs remplacé les turpitudes et les crimes impunis des dieux par le supplice souvent atroce des martyrs chrétiens.
Dans la dernière salle, au dernier étage, elle quitte le royaume de la chasse pour montrer des créations qui se rapprochent de la nature. Ses grandes tiges forment désormais de vastes ensembles liés avec des glycines suspendues. Mais elle les a conçues de telle sorte qu’on pourrait aussi les voir comme une sorte de tuyauterie végétale qui emprunte les couleurs du plomb. Une fois de plus, elle fait des boutures visuelles et linguistiques surprenantes. Ce désir de toucher l’hybride et l’innommable, de modifier le sens des fables et de donner libre cours ses pensées ses plus débridées est ancré en elle et donne tout son sens mais aussi son originalité à sa démarche. Elle a changé de grands vases de Sèvres aux décors splendides pour y entremettre ses fantasmes. Elle joue avec l’incongru et avec les apparences bizarres des coquecigrues (qui ont quelques traits communs ave les coccigrues), qui vont de paire avec ses rochers déchiquetés et ses sous-bois dangereux et ensorcelés. Elle impose un jeu déroutant et pourtant jouissif où le spectateur doit redécouvrir, à travers ses paysages et ses légendes sa vérité la moins bonne dire et, pourtant, un autre sens de la beauté.
1. L’exposition de Laurie Karp, Seven Lakes Drive, au Musée de la chasse et de la nature, 62 rue des Archives 75oo3 Paris, est ouverte jusqu’au 2 septembre |