Est-il encore censé d’opposer figuration et abstraction ? Il me semble qu’il y a bien longtemps que cette frontière a été rompue, même si des peintres se recommandent encore de l’un ou de l’autre. Ce qui est frappant dans cette histoire et cela depuis les années 1960 (l’époque du Nouveau Réalisme, de Fluxus, du Hard Edge, du Pop Art et du Minimal Art), après l’incroyable résurrection de l’art abstrait au sortir de la guerre, autant en Europe qu’aux Etats-Unis et aussi en Amérique latine, c’est que la tendance sans cesse plus accentuée vers un art abolissant peinture et sculpture dans le sens le plus convenu avec les happenings, le Land Art, au profit ou d’un art éphémère ou d’un art qui n’a plus de références formelles spécifiques. La réalité des faits a voulu, fort heureusement d’ailleurs, que peinture et sculpture cohabitent avec d’autres modes d’expression, les plus insolites, les plus kitsch, les plus vernaculaires.
Comment situer la recherche d’Olivier de Champris ? Elle demeure pour l’essentiel figurative, même si son style est absolument émancipé des styles issus du passé. Il ne renie pas le passé et y puise des éléments et des sources d’inspiration ; mais il n’entend pas le faire revivre autrement que par des suggestions ou des allusions. Par ailleurs, il pratique aussi bien la photographie que la peinture et a tiré la leçon de ces deux expériences : il lui est souvent arrivé de conjuguer ou de mettre en abymes ces deux façons très différentes de traduire le réel, l’une étant, en apparence, plus objective que l’autre. Cela a abouti à des compositions en deux parties, comme l’avait fait Auguste Strindberg en son temps. Cette vision dédoublée engendre une réalité elle-même décomposée, à condition de croire qu’il existe une authentique vision réaliste du monde. L’art est toujours, avec plus ou moins de force, une traduction symbolique du monde et de tout ce qui le constitue.
L’artiste ne s’est jamais arrêté à une seule formule et sa recherche l’a conduit à poursuive plusieurs genres de recherches, qui sont liées les unes aux autres, mais qui ne sont pas associées de façon logique et strictement cohérente. Il a eu des périodes où il a mis en avant telle ou telle formule de langage, ce qui l’a autorisé à passer à une phase successive, qui n’était pas nécessairement la continuation de ce qui avait précédé. Cette série d’œuvres récentes, comme celles qui sont présentées au Fonds culturel de l’Ermitage à Garches, sont à la fois des méditations sur la décomposition spectrale de la couleur et des compositions au caractère profondément onirique, qui font songer au mouvement symboliste de la fin du XIXe siècle. Il y a beaucoup de transparences, qui font des figures des sortes de fantômes colorés, des fonds – des ciels par exemple – qui sont autant de libres mouvements de la main qui donnent naissance à des harmonies incongrues mais aussi à des tensions chromatiques. Le sujet est énigmatique. Pour dire les choses comme je le pense, il y a dans pas mal de ces tableaux une vague réminiscence du style de Gustave Moreau, avec souvent une sensation de non finito (qui était bel et bien présente dans ses créations, en contraste complet avec des figures soulignées au pinceau ou au crayon). Il y a d’autres ouvrages qui présentent des paysages, qui ont quelque chose de surréaliste, avec des gammes de couleurs dignes de la Sécession viennoise (je songe ici en particulier à Arbor). Dans un cas, on songe aux illustrations qu’a faites Salvador Dalì pour la Divine Comédie de Dante Alighieri. En somme, on se retrouve simultanément devant du déjà vu et du jamais vu. Si Olivier de Champris fait preuve de caractère pour imposer sa maniera, cette dernière est presque intemporelle et en tout cas inclassable.
Le doute est omniprésent dans l’univers qu’il nous propose. Il arrive que l’impression est celle d’une reformulation d’un paysage de l’Ecole de Barbizon ou des impressionnistes qui aurait été accentué d’en faire perdre les qualités essentielles pour en développer d’autres, plus sombres, plus étranges avec une lumière qui n’a plus rien à voir avec ses paradigmes issus du passé. Je me souviens qu’il avait fait une série de grand lavis sur papier avec un paysage où tout était gris sur gris, comme certains des dessins qu’a pu réaliser Corot, qui tiraient sur le noir pour mon exposition qui, à Mexico, au musée Cuevas, a pris le nom de Lecciones de teneblas).
La toile horizontale intitulée The Lake est une manifestation patente de cette attitude, où il ne fait qu’exaspérer les relations tonales tout en rendant la scène assez peu explicite. C’est une sorte d’abus de confiance – un leurre destiné à troubler le regard et l’esprit : l’amateur se retrouve face à face avec un art qu’il ne reconnaît plus tout à fait tout en ayant le soupçon de l’avoir déjà connu, mais en d’autres termes. La force de l’ensemble n’empêche toutes sortes de raffinements dans les détails et des connivences tonales subtiles et rares. Il y a beaucoup de finesse et une foule de mystères dans toute cette végétation opulente et changé en un tout assez touffu et troublant qui entoure ce lac paisible qui est d’abord un puzzle d’entrelacs de reflets plus ou moins réinventés. C’est le triomphe d’une peinture qui n’appartient à une dimension plastique déjà explorée, mais pas traitée de cette façon.. C’est sans doute là un paradoxe et une tromperie. Mais l’art n’est-il pas justement une dimension de l’expérience humaine où tout peut être un artifice – pour obtenir plus l’illusion de la réalité ou plus d’irréalité.
L’œuvre d’Olivier de Champris, dans son entier, serait d’abord de nature énigmatique et, ensuite, s’affirmerait la célébration d’un monde « classique » à jamais perdu dont il a recueilli l’essence et l’a métamorphosée pour notre plus grande jouissance, si l’on veut bien se prêter à ce jeu plein de contradictions savoureuses. |