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Stefano Soddu est un artiste sarde, mais il s’est installé à Milan depuis longtemps. Il s’est fait d’abord connaître pour ses œuvres sculpturales. Elles sont abstraites et sont essentiellement géométriques. Mais il y a toujours quelque chose qui vient en rompre la sobre unité formelle : une faille, une brisure, quoi que ce soit qui l’ éloigne du langage du spatialisme ou de l’art minimal. Il n’attribue pas à ces petites ruptures une finalité systématique. Elles représentent à ses yeux une infime mais résolue distance prise par rapport aux règles impérieuses de la géométrie euclidienne, mais aussi ce rien de fantasque qui réside en son esprit et qui doit se traduire dans les actes comme pour transgresser toute cette tradition non figurative qui se révèle, par la force des choses, d’un sérieux sans défaut. Cette légère, parfois imperceptible entorse aux normes d’une certaine manière d’envisager la création plastique selon un esprit édicté par une génération précédente. Stefano Soddu est un esprit libre, mais pas un iconoclaste. Il tient à s’inscrire dans une certaine histoire de la « tradition du nouveau », mais en y insérant une différence, qui peut sembler discrète, mais qui en réalité est une façon de s’écarter d’un chemin tout tracé.
Pendant longtemps, il a choisi de prendre pour fondement des canevas dictés par la géométrie pure. Mais cela ne l’a pas empêché de rechercher de nouvelles solutions plastiques. Son œuvre n’a jamais cessé d’évoluer jusqu’à parvenir à des choix formels singuliers. Il n’a pas voulu s’affirmer par une posture excentrique, baroque ou en rupture résolue, mais plutôt en explorant un territoire antérieur, déjà bien affirmé, qu’il se plaît à métamorphoser et à rendre moins systématique. Il a rapidement pu sortir de formulations déjà caduques et trouver des issues pour l’innovation. Cette dernière est identifiable au premier coup d’œil en dépit de la légèreté de l’intervention. Ses œuvres ont très vite été d’une originalité flagrante. Elles se sont parfaitement inscrites dans un contexte artistique très caractéristique de Milan, où l’art abstrait a été dominante depuis le retour de Luigi Fontana et la création du MAC.
Au fil des années, il a été saisi de plus en plus par le démon de l’expérimentation. Il a désiré réaliser des installations et a élargi le champ de ses investigations. Soddu est un rêveur et non un homme de système. Si la cohérence de son propos est toujours évidente, il n’aime pas se laisser piéger par un objet nouveau qui a mûri dans son cerveau. Il s’emploie aussitôt à découvrir jusqu’où peut le porter cette image mentale qu’il traduit dans les termes du concret. Il aime digresser, mais avec prudence et fantaisie à la fois. Chaque création nouvelle porte en germe la conception d’une nouvelle – une déclinaison avec un ou deux paramètres supplémentaires. J’aimerais vous donner un exemple précis, relativement récent. Il a imaginé de construire un pavement fait de rectangles identiques. Il a ensuite décidé d’en ôter un et de remplir le vide laissé un avec un pigment. La couleur est là pour donner la dimension virtuelle de l’espace qu’il a délimité avec soin. Cette pratique, il lui a donné des configurations différentes. C’est ainsi qu’il a fabriqué des pots en terre cuite aux contours arrondis et a rempli chacun d’eux de couleurs chaque fois diverses. Puis il les a disposés sur le sol selon une disposition précise. Séparant les éléments chromatiques des objets qui le contiennent, il a songé que l’œuvre, telle qu’il l’a conçue, laisserait supposer, aux yeux du spectateur, une autre œuvre, où ces pigments auraient été utilisés sur une palette imaginaire pour couvrir des surfaces et des volumes. C’était comme s’il avait voulu offrir à tout un chacun les instruments nécessaires pour donner naissance à un espace complètement différent. Mais ce dispositif curieux a sa beauté intrinsèque et se révèle le support d’une scénographie de l’acte artistique tel qu’il l’entend. L’art est pour lui un devenir et se doit de proposer différents cheminements réels d’une part et virtuels de l’autre.
Plus récemment encore, il a décidé de quitter l’aire sculpturale, déjà profondément métamorphosée, pour faire des grands ouvrages sur papier. Il n’utilise pas le crayon ou le pinceau, mais du métal fondu, en traçant sur la feuille blanche des formes par une sorte de < i>dripping, i> qui ne ressemble en rien à ce qu’a pu faire Jackson Pollock : ce sont des lignes assez fines qui s’entrecroisent dans un mélange de préméditation et d’aléatoire. Elles ont fini par constituer des cycles, reposant toujours sur le même principe, et qui reproposé un informel au-delà de la peinture. Il y a là une superposition surprenante de références, allant de la peinture zen extrême-orientale à l’abstraction lyrique occidentale, en passant par diverses tentatives des peintres italiens ou français de l’après-guerre, sans jamais s’arrêter à l’une d’elles.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les différentes et étonnantes phases de son histoire esthétique. Une chose cependant doit être soulignée. Stefano Soddu aime aussi écrire et il s’est révélé un excellent auteur de nouvelles. Il a aussi une prédilection pour l’illustration. Il apporte un commentaire graphique à ses propres œuvres littéraires, mais il peut tout aussi bien se mettre en tête de développer une brève séquence, intense, où il s’est essayé à de nouveaux moyens d’expression. Il a, entre autres choses, gravé avec une gouge une série de séquences d’une course de taureaux, simplement en utilisant les reliefs en creux de son outil. Quand il eut fini, il m’a présenté cet ensemble, qui m’a beaucoup surpris, car il ne s’intéresse pas à la tauromachie et il n’y a rien dans ses origines qui pourrait légitimer ce genre de représentation. Il n’a pas même pris appui sur Francisco Goya, même de loin ! J’ai écrit un texte pour accompagner ces « dessins » figuratifs et le tout a été publié. Tout cela pour donner une vague idée de son discours de la méthode, qui prouve que l’imaginaire est son premier moteur. La suite s’ordonne selon des clefs formelles bien calibrée, sans détruire l’inspiration originelle.
Stefano Soddu fait partie avec éclat d’un petit groupe d’artistes, toujours assez distincts les uns des autres (ils ne forment pas une « école »), là-bas, de l’autre côté des Alpes, qui ont foi dans une dynamique de l’art qui refuse les stratagèmes de l’art dit contemporain et qui ne sont que purs objets de spéculations. Il sait que l’art moderne a fait son temps, mais qu’il est encore possible d’en soustraire des fragments de langage pour faire feu de tout bois et donner une apparence surprenante à une nouvelle modernité, encore plus libre et riche de promesses.
Gérard.-Georges. Lemaire |