Aussi curieux que cela puisse sembler, le Japon n’a pas donné le sentiment d’avoir apporté une grande contribution à l’art moderne en dehors de Tsuguharu Foujita et de Kumi Sugaï. Peut-être n’avons-nous pas su distinguer les maîtres du pays du Soleil Levant. Pourtant, quand on découvre les recherches des artistes de nos temps, nous pouvons découvrir des créations d’une valeur indéniable. Parmi toutes ces figures dignes d’intérêt se détache celle d’Akane Kirimura.
Originaire de Kyoto, elle a choisi de vivre à Paris, tout en maintenant des liens avec son pays natal. Sa démarche est sans doute singulière, mais elle n’est pas marquée par une sorte de synthèse entre ces deux mondes si éloignés sur le plan esthétique. Le trait distinctif le plus curieux dans ses œuvres récentes est a qu’elle souvent disposé des fils rouges, rendus selon un ordre qui n’appartient qu’à elle et qui s’entrecroisent et qui traversent en divers points ses compositions, qui ne sont en réalité qu’un support visuel sans qualités. Il ne s’agit pas d’une sorte de grille, ni d’un supplément formel à ce qu’elle a voulu représenter. Il s’agirait plutôt d’une sculpture finement tendue dans un espace qui est presque dépourvu de signification. Ce sont des volumes, des intérieurs avec des fenêtres, des murs, un plancher et quelques objets comme des boîtes en carton. Ces lignes peuvent aussi recouvrir des gravures qui font singer à un tissu ouvragé. Cette pièce s’intitule Apparition. Ce qui apparaît n’est presque pas visible et se caractérise par le luxe de détails et un pli qui traverse l’ensemble de hait en bas. Une autre œuvre, datée de 2019, portant le même titre, est cette fois constitué d’un entrelacs de fils verts. La question qui se pose au spectateur est la suivante : que doit-il regarder au juste ? Je peux me tromper, mais je crois que c’est l’espace défini par les lignes que l’artiste a « dessiné » dans un volume qui n’a d’autre utilité que de les situés dans un lieu. Plus surprenante encore dans ce jeu de dupes est la robe brodée qui est suspendue comme elle pourrait l’être dans une boutique et qui est recouverte de ce lacis de minces fils de couleur rouge. Cette fois, l’objet a un sens en dépit du fait qu’on ignore l’âge et l’origine. Les deux configurations ne se concurrencent pas, mais n’apportent rien de précis l’une à l’autre. Et s’agit d’un jeu spatiale ou d’un jeu conceptuel (ou encore, les deux à la fois) ? Impossible de répondre à cette question. On pourrait croire que tous les lieux ou objets choisis ne sont présentés qu’en contrepoint ou pour mettre en valeur cette forme sculpturale diaphane qui n’est presque pas tangible, mais dont on ne saurait faire abstraction. Dans ce dernier exemple, la robe possède une réalité tangible et aussi sa vérité intrinsèque. Le regard passe de la « sculpture » à la curieuse et belle découpe de ce modèle qui intrigue par son intemporalité. Cette robe rappelle d’ailleurs la Robe électrique qu’elle a imaginée en 2010 pour une performance qui lui a été inspiré par un poème de Linda Maria Barros. En somme, Akane Kirimura, sans aucun effet spectaculaire, nous plonge dans une étrange situation qui reste une énigme qu’on ne pourrait percer à jour. L’art est pour elle une façon d’attirer autrui dans une toile d’araignée imaginaire et de le laisser s’égarer entre des créations et cette seconde création engendrée par ce relief imaginaire.
Elle a en outre réalisé de nombreux livres. A cet effet, elle a surtout travaillé avec des poètes français, qui ont été tous deux fondateurs de la revue Opus international et puis des critiques d’art – Jean-Clarence Lambert et puis Alain Jouffroy. Elle a commencé à réaliser ce genre d’ouvrage en 2015. A l’époque, elle porté son dévolu sur des poètes japonais qui ont composé des haïku. Son auteur de prédilection jusqu’en 2018 a été alors Santoka Taneda. Elle a réalisé huit ouvrages avec lui. Elle a alors choisi de demeurer dans un style extrême-oriental, sans pourtant vouloir illustrer les textes. Elle a plutôt tenté de restituer une atmosphère correspondant à ces pièces d’écriture si menues et cependant si prégnantes. Avec les Français (auxquels il convient de rajouter le nom de Jean-Loup Philippe en 2017). Chaque fois, elle opte pour une forme différente, élargissant sans cesse le champ de ses compositions, changeant aussi de manière et de technique. En 2018, elle a conçu seule un volume avec des photographies et des lettres retrouvées dans un appartement abandonné. Elle a alors utilisé la technique de l’impression pigmentaire pour reconstituer une existence perdue à jamais et condamnée à l’oubli.
Akane Kirimura a trouvé dans la conception de livres un univers où elle a pu développer ses facultés et, plus que tout, mettre en valeurs toutes les ressources expressives possibles. Le champ qu’elle explore est immense, mais se traduit dans un espace restreint. D’une certaine façon, elle procède comme les grands maîtres de l’ère d’Edo, qui ont mis au service de publications de tous genres (du roman aux vues du Japon), de la promotion de tel ou tel acteur du kabuki ou encore de l’art érotique d’incroyables connaissances techniques et une rénovation radicale de la figuration. Celle a d’ailleurs eu, on le sait, une influence majeure sur l’art occidental à la fin du XIXe siècle avec le triomphe de ce que nous avons appelé le japonisme. Elle ne marche pas dans leurs pas car leurs planches appartiennent désormais à l’histoire. Mais elle se sert de chaque poème élu pour inventer de nouveaux modes formels dans une optique qui la singularise pleinement et qui nous la rend à la fois si proche et si lointaine et sans cesse admirable. |