Quand j’ai vu pour la première fois un choix de tableaux de Luisa Pinesi je n’ai pu m’empêcher de songer aux œuvres que Jean Degottex avait réalisées à la fin de sa vie, après avoir travaillé sur de grands signes imaginaires qui donnaient à ses peintures une tonalité orientale. Il utilisait du papier très épais et même du carton et il creusait dans l’épaisseur des bandes ou des formes géométriques. Ces fines ablations de la surface du support faisaient apparaître des plans d’une autre teinte et toute une géométrie de plans qui finissaient par engendrer un univers plastique minimaliste (sans relation avec le minimalisme américain), presque monochrome, et pourtant d’une grande richesse visuelle.
Il serait vain de rapprocher ces deux recherches qui n’ont en commun que de dévoiler la matière et d’en tirer un profit esthétique. Dans le cas de cette jeune artiste, l’idée n’est pas d’entreprendre une plongée spéléologique, mais plutôt de remplacer les pinceaux par des instruments tranchants. Le « sujet » (si l’on peut employer ce terme dans son cas), est le fruit de ces striures qui servent à composer une forme abstraite Celle-ci ne fait référence à rien de ce que nous connaissons dans cette sphère déjà si riche d’expériences de toutes sortes. Seule la matérialité de la feuille choisie lui sert à créer ces configurations abstraites qui ne répondent à aucun système préconçu et précis. Et pourtant, la diversité des résultats obtenus sur la surface ne correspond pas à un désir de multiplier ses champs d’investigations, mais plutôt de donner à son discours de la méthode une richesse saisissante. Au fond, elle a institué une norme personnelle quant au style, mais a évité de décliner un modèle comme on pu le faire ses grands prédécesseurs, tels Piet Mondrian ou Josef Albers, pour ne citer qu’eux. Elle joue avec ces évidements et s’efforce de découvrir toutes sortes de solutions plastiques originales. Il y a chez elle une duplicité évidente entre une modalité constante et des résultats qui ne la nie pas mais en accroit les potentialités. La même chose peut être dite de l’usage de la couleur. Il n’y a pas non plus de ligne de conduite, mais, au contraire, un jeu qui multiplie ses virtualités visuelles.Ce qui me frappe le plus dans cette aventure, c’est que Luisa Pineri parvient à trouver un équilibre solide entre le jeu de sa pratique et les effets recherchés. Il y a comme un mélange de jeu et de sérieux qui attribue à) ses composition un aspect un peu étonnant et, en même temps, construit avec méticulosité. C’est quasiment un paradoxe. Mais sans ce mouvement de pendule, elle ne parviendrait pas à trouver l’existence d’un tableau qui puisse posséder un équilibre et surtout une force de conviction.
De toute évidence, il ne s’agit pas pour elle de mener une enquête expérimentale, mais de mettre en évidence un versant de sa personnalité, qui dévoile ce qu’elle n’entend pas révéler à voix haute ni même par écrit : le geste est violent et dionysiaque, mais ce qui en résulte n’est pas le moins du monde extravagant. Bien au contraire. Sa pensée de la peinture (même sans peinture proprement dite) est faite pour imaginer un monde qui soit à la fois pondéré et jubilatoire. Je le répète : il y a nécessairement un double jeu dans son histoire, qui concilie des plans en principe opposés et qui, ici, s’allient et se conjuguent. Et puis ses abstractions se traduisent chaque fois par des structures solidement charpentées. Et elles ont un impératif constant : donner l’illusion d’une toile classique. Ses créations ont pour mission de séduire et de produite une sorte de faux-semblant. Ce n’est que lorsque le regard s’attarde longuement sur la surface qu’il a la révélation de sa réalité physique et aussi métaphorique. Il faut donc reconnaître qu’elle a réussi à aller là où elle voulait aller : demeurer dans l’orbe de la peinture moderne tout en y échappant par des instruments qui ne sont sans doute pas nouveaux, mais qui sont néanmoins rares et décalés. On doit donc saluer cette quête qui n’en est encore qu’à ses premiers pas. Je ne veux pas signifier que c’est encore une béotienne, mais qu’elle est loin d’avoir donner ce qu’elle recèle au plus secret de son âme d’artiste.
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