De la gestation au geste
par Lorenzo Vinciguerra
Arnal voit juste quand il dit : « le peintre est cet aveugle, au centre d’un tunnel qui va à tâtons et ne va que d’une toile à l’autre, d’une série à une autre »[12]. Pour simplement espérer y voir clair, il doit paradoxalement commencer par se déprendre de l’emprise de la vue. Les premiers pas de la peinture se font dans l’obscurité, avant que se fasse, sensible bien qu’invisible, la différence entre le support et la surface[13]. Les premières peintures humaines ne furent-elles pas inscrites au creux de la terre ?
II. LA MATRICE DE LA PEINTURE
Si la surface est syntaxique, le support, lui, est matriciel. Car la surface suppose un support, le support une matrice. Ce que Arnal appelle la « matrice » est ce premier support posé par terre, le dos au sol. Mais il est évident que la matrice de la peinture renvoie à une matrice première, qui n’est autre que la surface même de la terre, et dont l’horizon est comme le profil. Or, si d’un côté, le sol fait face au ciel, de l’autre, il repose sur un sous-sol. N’est-il pas vrai qu’avant d’être des couleurs, les pigments étaient des terres ? Le procédé mis en œuvre par Arnal vient ainsi prolonger le processus géologique de manière géographique. Comme la nature, l’art demeure enfoui. Il vient de l’intérieur, de l’intérieur du corps, l’espace natal de tout autre espace. Rendre visible, amener à la vue, c’est alors d’abord faire émerger du sol, faire remonter à la surface. Et c’est presque sans artifice, que Arnal en vient à travailler avec des cartes et autres relevés topographiques, répliques des plis et replis que la terre a d’abord dessiné en son sein. À la manière d’un Pollock, courbé au-dessus du support sur lequel il marche, les empreintes du peintre sont le premier pli humain que le corps du monde s’inflige pour se muer en peinture. Arpenteur, il redessine à rebours une archéographie - le travail toujours recommencé de la peinture. Avant de voir le jour, enfermée et comme repliée dans les couches de la couleur, la peinture fut d’abord souterraine. Lascaux n’est-il pas une grotte ? C’est à ce stade, primordial et primitif s’il en est, que Arnal resitue le geste immémorial de l’art du peintre, de même que sa convertibilité en écriture - d’une écriture avant la lettre, née de l’union de la trace et de la tache, de la couleur et du signe[14].
[12] André-Pierre Arnal, Progrès du jeu assez lents. Michel Butor, Jean-Paul Curnier, Bernard Teulon-Nouailles, L’état des lieux, Galerie Wimmer/La différence, p. 73.
[13] L’image électronique passe ici une limite, puisqu’elle tend à annuler l’épaisseur propre à l’image picturale, et à défaire la différence entre support et surface, tout simplement parce que, se dématérialisant, elle perd en corps et en poids qui lui viennent de sa soumission à la gravité terrestre. Dans l’image électronique, support et surface finissent par coïncider, et donc leur différence à disparaître.
[14] Les références théoriques à la Grammatologie de Derrida, ainsi qu’à Althusser et Mc Luhan sont très présentes dans les écrits qui accompagnent la naissance du programme de Supports/Surfaces ; cf. par exemple le texte de Daniel Dezeuze écrit en collaboration avec Louis Cane « Pour un programme théorique pictural » daté de mai 1970, reproduit dans Le moment Supports/surfaces, op. cit., p. 283-286 et paru dans Peinture. Cahiers théoriques, 1, 1971.
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