De la gestation au geste
par Lorenzo Vinciguerra
III. DÉCHIREMENT ET ARRACHEMENT
Venons-en alors à cette autre opération essentielle, maintes fois soulignée: l’arrachement. Ce n’est évidemment pas la première fois que des artistes déchirent, arrachent, lacèrent. Villeglé, Rotella, pour ne citer qu’eux, l’ont fait à leur façon. Encore que d’une façon bien différente. Leur attention n’était pas portée à l’acte même de déchirer ou d’arracher, ni même à sa signification profonde. Arnal fait autre chose. À ce propos, Bernard Noël distingue très justement un double sens de l’arrachement : un sens agricole, qui renvoie à l’arrachage des plantes et des cultures ; un sens moral, spirituel, symbole de la condition humaine, déchirée entre nature et culture. Il reste que déchirement et arrachement constituent les deux faces d’un seul et même mouvement. Ne s’arrache, en effet, que ce qui, se séparant, (se) déchire. Or, les deux supposent une unité préalable, que seul un violent détachement peut venir briser. L’acte de déchirer ramène la peinture à une forme primordiale et archaïque de gravure, c’est-à-dire à ce procédé qui passe par l’épreuve du contact, du recouvrement, de la pression et du détachement. Car si la tache tombe pour ainsi dire du ciel, c’est néanmoins du sol qu’elle se détache.
Il n’est donc guère surprenant que l’intérêt pour la technique du monotype ait été, dès le début des années soixante, l’une des sources importantes du travail d’Arnal. Il est même tentant d’y voir rétrospectivement le paradigme qui l’a secrètement orienté. Le monotype renvoie à la tradition de la peinture sous verre, et plus encore aux arts de l’impression sur différents supports (pierre, bois, métal). Unique, direct, brut, le monotype fait ici figure de prototype de l’arrachement, au sens où rendre visible c’est avant tout séparer le gravé du gravant.
Trace et tache, écriture et peinture se recoupent et se touchent comme la main droite et la main gauche. Elles s’entretiennent l’une au regard de l’autre comme les pages des livres qu’Arnal peint et écrit, dans un dialogue au sein d’une même expérience graphique. Chacune de son côté renvoie à leur racine commune, à leur trait commun. « Au commencement était le désir de toucher du doigt et de l’œil » écrit Arnal. Désir de rendre sensible ce premier contact, auquel l’œil est rattaché par la main, mais désir aussi de retrouver cette unité qui ne peut jamais être vue - car voir, c’est avoir à distance. C’est pourquoi le désir scopique est déchiré par le désir tactile, puisqu’il doit s’en arracher pour pouvoir espérer voir. Ce désir est donc comme l’envers et le complément de l’expérience de l’arrachement, expérience nécessairement déchirante, puisque l’union qui la hante n’est percevable que par le biais de la brisure et de la distance.
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