De la gestation au geste
par Lorenzo Vinciguerra
IV. OBLIQUITE SYMBOLIQUE
Chez Arnal, ces unités arrachées vont se prêter à des rattachements ultérieurs, pour former de nouvelles compositions, stade final, lui pleinement visible, de ses peintures. Ces unités réordonnent et reconfigurent des surfaces, tout en conservant quelque chose de l’incertitude et de l’inquiétude qui avait caractérisé la première mise en pièces. La déchirure, en effet, ne peut jamais être droite, elle est toujours maladroite. Le papier, aux trames imprévisibles, est une texture autrement aléatoire que celle du tissu. Or, la déchirure est par essence oblique. Errante, anomale, déroutante, elle a des détours et des contours inconnus à la diagonale. L’obliquité est donc bien la catégorie graphique, mise en œuvre par l’acte de déchirer et d’arracher. Tel le clinamen des épicuriens ou la foudre brisant le ciel, l’oblique résiste à toute orthographie, à toute volonté de rectification. Comme il y a des peintres de la verticalité (Barnett Newman), de l’horizontalité (Mark Rothko) et de l’orthogonalité (Piet Mondrian), il y en a de l’obliquité. À cette différence près, mais elle est majeure : l’oblique ne connaît pas la règle, si ce n’est celle de sa propre variation. Aussi unique que singulière, elle est toujours déviante, jamais égale à elle-même, elle ne coupe pas l’espace, elle le déchire.
L’obliquité de la déchirure dont fait œuvre la peinture d’Arnal est au sens premier du terme symbolique. Elle réactive de ce que les Grecs nommaient symbolon, qui était cette tablette rompue en deux, dont les parties servaient de signe de reconnaissance par simple rattachement. C’est aussi à ce genre d’unité symbolique que renvoie le célèbre mythe de la division de la première nature androgyne des hommes, raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon : « chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un coup rond avec, au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles »[15]. Au contact l’un de l’autre, unis en une seule et même tête, les deux visages ne peuvent se tourner l’un vers l’autre. Ce n’est qu’une fois scindés, arrachés à leur union première, qu’ils pourront se voir et désirer ainsi s’unir à nouveau à leur moitié. Ce qui, en effet, se touche, ne peut se voir. Telle est aussi l’unité brisée du toucher et du voir, le trait d’union qui les unit et en même temps les sépare. Une distance est en effet requise au cœur du sensible pour que celui-ci parvienne à se rendre visible à lui-même. Les premiers gestes du peintre remontent en amont du langage et de ses effets de surface. C’est en ce sens que le déchirement et l’arrachement demeurent des actes symboliques et cosmographiques. Ils sont la réplique de la grammaire matérielle du symbolon, de la primordiale unité brisée du sensible et du visible.
[15] Platon, Banquet 189e-190a, dans la traduction d’Eric Brisson (GF-Flammarion, 1998, p.115).
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