ID : 122
N°Verso : 79
L'artiste du mois : Charlotte Guibé
Titre : « Les dîners » de Charlotte Guibé
Auteur(s) : par Belinda Cannone
Date : 15/12/2014



« Les dîners » de Charlotte Guibé
par Belinda Cannone

Le débordement concerne aussi les couleurs (et j’aime à souligner cet « excès » alors qu’on trouve dans cet œuvre une si grande maîtrise de la composition et du trait). Charlotte Guibé utilise toujours l’acrylique, très diluée et mélangée à des pigments purs ou à d’autres tons, puis elle peint la toile posée à plat devant elle, avec de beaux pinceaux chinois souples, mais elle laisse survenir l’accident, la surprise, la coulure dans la pose de la couleur. Ainsi, allant de pair avec la maîtrise et comme l’illuminant, surviennent toutes sortes de surprises picturales. Plusieurs états de la peinture se remarquent sur ses toiles : très liquide pour peindre les « accidents » ; épaisse quand il s’agit de peindre la structure ; ou bien encore vieillie dans une assiette et chargée d’alluvions qui donnent du volume aux éléments. La possibilité de ces surprises est ce qui fait de Charlotte Guibé un peintre du « processus » et non pas du « programme » : le tableau ne se réalise pas selon une idée de composition établie à l’avance mais s’invente au fil de sa réalisation.
Cette exubérance de la couleur quasi fauve assure un « décrochement » du réel qui nous éloigne tout à fait du réalisme. À l’aigu d’une table, d’une nappe, d’un couteau, répond la coulure d’une couleur qui ne réfère à aucun objet du réel. Chaque visage est identifiable (présumé ressemblant à son modèle), les objets se reconnaissent, mais comment comprendre ces formes oblongues et verte (et violette) qui s’échappent sous le plat fumant ? le gris qui se répand à partir de la couverture du journal ? ces halos lumineux autour, à côté, devant les personnages ? Objets qui filent et couleurs qui débordent : au statisme des personnages s’opposent l’exubérance et le mouvement des divers éléments de la toile, tension qui provoque un dynamisme remarquable.
Des personnages ne sont généralement figurés que le visage et les mains, leur « corps » et leur expression étant constitués par le reste du tableau. Je sais que le peintre se méfie d’une expression trop crue, trop précise (mots ou peinture) et la voit plutôt comme une pellicule qui pourrait aussi bien s’ôter des choses et des êtres. D’où ce jeu de cache-cache entre ce qui est montré et ce qui est suggéré. Les personnages, pièces maîtresses et cependant effacées, sont présents mais représentés, c’est-à-dire réinterprétés. Les croisant on les reconnaîtrait, mais ils sont presque toujours peints d’une couleur très pâle, minimale, tandis qu’autour d’eux les couleurs éclatent et que l’alentour, formes sans référents, est beaucoup plus qu’un décor ou un écrin : ce monde est celui d’un peintre, dans sa profusion, son exubérance, ses tensions dynamiques, il révèle plutôt un regard que des objets. Car ici, tout sert le désir pictural, c’est-à-dire le désir de représenter, de fixer la chose et son aura, et l’on perçoit que le sujet premier de cette peinture est la joie d’interpréter, de saisir ce qui dans le réel émerge si le regardeur sait regarder, s’il sait regarder en peintre.

 

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