Le monde ouvert des couleurs
selon Christian Lu
Par Jean-Luc Chalumeau
Il a fallu que la couleur devienne objective par l’idée avant de le devenir sur la toile, où elle reprendra le dialogue avec la subjectivité du spectateur. En définitive, il y a une théorie implicite de la couleur dans un tel tableau, appelant une analyse harmonique qui serait également valable pour les Rêves (par exemple le Rêve n° 8, 2014, huile sur toile, 120 x 120 cm). Nous y discernons davantage qu’une surface subtilement colorée, mais une matière picturale riche de « rêves de puissance » selon l’expression de Gaston Bachelard dans La terre et les rêveries de la volonté.
Avec Christian Lu, la couleur n’est plus une chose éphémère et légère comme une qualité sensible que l’œil perçoit à peine, elle est prise dans une matière plus ou moins épaisse. La touche, chez ce peintre, révèle un corps à corps avec une noble réalité qui proclame l’énergie et le mouvement du geste créateur : Christian Lu sculpte littéralement la couleur tout en lui infusant la sanction de l’esprit. La couleur est si essentielle dans son art que nous voyons bien que dans l’hypothèse où elle s’effacerait, l’objet pictural entier serait anéanti. Ici, l’objet esthétique est tel que le sensible y apparaît dans sa gloire. Car cet art refuse toute distinction entre la matière et le sensible : la matière n’y est rien d’autre que la profondeur même du sensible. Ainsi apparaissent, dans A travers l’espace-temps n°1 (2012, acrylique sur toile, 80 x 130 cm) comme dans tant de tableaux Sans titre, une « nature immense, impénétrable et fière » telle qu’elle est chantée par le Faust de Berlioz, mais aussi telle qu’elle est esquissée par l’encre de Chine sur papier de Christian Lu intitulée La symphonie de Beethoven. (1982).
Si bien que ce que nous appelons nature chez ce peintre aux deux racines esthétiques, c’est l’expérience de la nécessité qui est intérieure au sensible. Nous sommes partis de Tong Yuan et donc du paysage, et nous avons rencontré des œuvres dans lesquelles on peut presque toujours discerner, si on les cherche, un « ciel » et une « terre ». Mais là n’était pas le plus important, puisque nous avons découvert en cheminant dans l’œuvre puissamment originale de Christian Lu une sorte d’apothéose du sensible qui confirme l’intuition d’Emmanuel Lévinas à propos de l’œuvre d’art de réelle envergure, qui à la fois produit un monde et révèle la terre. « Elle retient et garde la terre même dans l’ouvert d’un monde » écrivait-il dans De l’existence à l’existant. Il faut décidément pénétrer, pour le savourer, dans le monde des couleurs selon Christian Lu : il est ouvert à notre admiration.
précédent 1 2 3