ID : 129
N°Verso : 85
L'artiste de l'été : Qu Qianmei
Titre : Qu Qianmei, l'espace et le temps
Auteur(s) : par Jean-Luc Chalumeau
Date : 24/06/2015



Qu Qianmei, l'espace et le temps
par Jean-Luc Chalumeau

Dans un autre formidable tableau, Tibet Séries A19, techniques mixtes 2010, de 8 mètres 50 de hauteur, 4 mètres de largeur et à nouveau (ce n’est pas anodin), 5 cm d’épaisseur, pour l’exécution duquel il a fallu au peintre utiliser un élévateur, l’espace pictural est temporalisé parce qu’il se donne au spectateur comme un espace structuré et orienté, où des lignes privilégiées faisant penser à de gigantesques traces de pneumatiques dans la terre constituent des trajectoires, grosses d’un mouvement qu’elles accomplissent dans l’immobile. Mais cette œuvre hors normes ne peut manifester le mouvement prisonnier dans l’immobile que si une conscience vient la déchiffrer et rompre de ce fait le mystérieux sortilège qui tient le mouvement captif. Qu Qianmein exige de nous que nous vivions son tableau. Nous adhérons à sa création, évidemment, de sorte que voici vérifiée la leçon de Kant : le mouvement dans le sujet précède le mouvement dans l’objet. Voilà pourquoi nous percevons une mélodie musicale comme une durée schématisée par le rythme. Voilà pourquoi en toute perception visuelle la simultanéité est médiatisée par la succession. Qu Qianmein guide notre regard de haut en bas dans sa gigantesque composition, elle nous interdit le repos. Alors l’objet pictural s’anime parce qu’il nous a profondément ébranlés. On pourrait dire que l’artiste a réussi à nous émouvoir en nous mouvant.

Ainsi, tout l’art de Qi Qianmein, qui est aussi une savante chimie où interviennent encore des couches et sous-couches de papier de riz, de laque naturelle, où certaines nuances de couleurs rares sont obtenues grâce à la macération de vieilles feuilles de thé du Yunan, tout son art réside, pour reprendre des mots d’André Lhote, dans ce « geste interne, cette aspiration au signe qu’ont toutes les formes dès que le spectateur est enivré. »  Oui, l’art de Qi Qianmein est enivrant : vouée à une apparente immobilité par ses matériaux soigneusement choisis et disposés, elle a le pouvoir de faire sourdre de cette tranquillité souveraine une sorte d’impatience de l’œuvre à se faire entendre. Elle déclenche en nous la sensation d’un mouvement véritable qui est un auto-mouvement et non pas un déplacement dans l’espace. Ce mouvement est déploiement d’un sens comme affirmation de soi. Quel sens ? Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une histoire ou d’un discours. La signification d’un tableau de Qu Qianmei est inexprimable parce qu’elle réside à la fois dans la forme et dans le contenu de l’objet pictural, et comme l’âme de ce tout vivant. Sa vérité n’est pas dans un rapport de soi à autre chose, mais dans un rapport de soi à soi.

 

précédent 1 2 3 suite


Verso n°85
L'artiste de l'été : Qu Qianmei
 
 
visuelimage