ID : 130
N°Verso : 86
L'artiste du mois : Djoka Ivackovic
Titre : Ivackovic, ou la voie vers l'absolu
Auteur(s) : par Jean-Luc Chalumeau
Date : 02/09/2015



L’Académie des Beaux-Arts de Serbie a ouvert le 30 septembre une grande exposition rétrospective à Djoka Ivackovic, qui développa son œuvre essentiellement à Paris. L’heure est donc venue d’envisager sa démarche purement abstraite dans toute sa richesse, sa complexité et son originalité.

Ivackovic, ou la voie vers l'absolu
par Jean-Luc Chalumeau

Autrement dit, pour un artiste de la race d’Ivackovic, faire et être sont une seule et même chose, il se fait en en faisant son œuvre. Il n’a pas prémédité cette dernière (il n’y a pas de dessin préparatoire chez lui, mais plutôt des notes de travail, souvent d’après des artistes qui l’intéressent, susceptibles de lui donner un point de départ plus tard), il n’a rien prémédité mais il s’est engagé dans son faire. Dès lors, un tableau de lui ne manifeste pas seulement une nécessité formelle, mais aussi une nécessité intérieure. Cela est aussi vrai du Tableau 2 mai 1961 que du Pastel 31 mai 1996 : pendant toute sa vie d’artiste, à travers toutes les techniques qu’il a employées, Djoka Ivackovic aura manifesté sa marque propre qui est tout simplement son style, reconnaissable entre tous. Car le style n’a jamais été chez lui un procédé, mais l’essence même de sa démarche inimitable. Il existe des artistes qui n’ont pas été fidèles à eux-mêmes : ce n’est pas le cas d’Ivackovic. Il existe aussi des artistes qui ont inlassablement refait le même tableau au cours de leur carrière. Ce n’est pas non plus le cas d’Ivackovic. En effet être authentique pour ce peintre ne correspondait nullement à l’on ne sait quelle expressivité ostentatoire faisant de sa sincérité vertu. Non : il allait au-delà de la sincérité : il était sincère sans le chercher, par une sorte de bonheur naturel. Il ne pensait pas faire son autoportrait, et cependant il était bien là, dans le monde particulier auquel son œuvre donnait accès, et il se sentait bien dans ce monde qui n’était autre que lui-même.

Djoka Ivackovic a donné une piste intéressante à la compréhension de son œuvre au cours d’un entretien  avec Lidija Merenik en 1989. Cette dernière constatait qu’il s’était consacré à l’abstrait, « à l’essence non représentative de l’image. » Je reproduis un passage de la réponse de l’artiste : « J’ai appris à percevoir le langage de cette peinture en "reproduisant" ces images de la même façon que vous reproduisez la mélodie que vous entendez. »

Cette observation me paraît essentielle car ce qui sauve les grandes œuvres, c’est d’être assez fortes pour n’obéir qu’à leur nécessité interne. Elles y parviennent dans la mesure où elles ne se contentent pas d’extérioriser le mouvement, mais trouvent son principe en elles, s’inspirant alors de la musique, dont le mouvement est non pas fuite hors de soi, mais déploiement d’une temporalité. De même que l’on a pu parler de la composition giratoire de Rubens où tout converge vers ce « centre harmonique générateur » évoqué par Rameau pour la résolution des accords, de même on évoquera un rythme de jazz à la vue du Tableau 13 mai 1990, 2 x 2 m par exemple, sans même avoir besoin de savoir que le peintre était lui-même musicien, et qu’il avait pratiqué la musique en professionnel dans sa jeunesse. Il y a bien mouvement dans sa peinture, qui n’est évidemment en rien copie de quoi que ce soit, il est réinvention d’une mélodie par les moyens propres à l’art plastique. Cette mélodie existe dans la tête de l’artiste : nous pouvons donc la qualifier d’objet réel, mais la peinture ne prétend pas produire en elle ce réel, encore moins le « copier » : elle le dit, et le disant elle le découvre. Nous comprenons avec Ivackovic que c’est à partir de la musique que l’on peut comprendre l’art non figuratif, et non le contraire.

 

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