Ivackovic, ou la voie vers l'absolu
par Jean-Luc Chalumeau
C’est ainsi qu’il avait tenté d’intégrer Michel Tyszblat à ses artistes d’élection en préfaçant sa première exposition personnelle chez le jeune marchand Daniel Templon en 1966 : « Comment prendre à leur piège des créations qui sont imagination, poésie, envol, nuances infinies ? Nous pouvons à la rigueur décrire un tableau géométrique, nous ne pouvons que suggérer une peinture lyrique… » Or, vers 1985, des objets et des figures avaient envahi la peinture de Tyszblat ! Boudaille, qui n’avait plus rien à « suggérer » ne lui en voulut apparemment pas, mais n’écrivit plus une seule ligne sur son travail. Quant à Ivackovic, il était décidément définitivement baptisé à la fois abstrait et expressionniste : il ne renierait jamais cette dénomination. C’est donc à partir de la notion d’expression que l’on doit poursuivre l’analyse de son œuvre, en commençant par une proposition contenue dans le texte de Boudaille déjà cité : « Chez un Ivackovic, tout souci de beauté formelle est oublié, rejeté dans l’inconscient, seul compte la valeur suggestive et poétique du signe. Au point que l’on pourrait considérer l’art de Ivackovic comme une forme d’expressionnisme abstrait. »
Soit deux tableaux parfaitement carrés (150 x 150 cm) peints par Ivackovic, l’un le 5 avril 1990, à dominante rouge, l’autre le 29 septembre 1991 à dominante bleue : ils ne montrent rien, sinon eux-mêmes. Ils n’évoquent rien du réel. Figuratif ou abstrait, l’artiste authentique peut évidemment s’inspirer du réel, mais c’est pour se mesurer à lui et le refaire. Il est possible que ces tableaux aux dominantes chromatiques différentes soient signifiants, mais en signifiant, ils ne sont pas au service du monde, ils sont au principe du monde qui leur est propre. Comment nommer ce monde dès lors que nous n’avons affaire qu’à des graffitis, taches, traits et griffures illisibles ? La solution est dans la comparaison de ces deux tableaux : il est évident qu’ils sont parents, ils appartiennent au même monde. Nous pouvons donc parler du « monde d’Ivackovic ». Entendons-nous bien : au départ d’une étude de, disons Jean Racine, si nous n’avons lu que Phèdre, nous ne pouvons pas parler du « monde de Jean Racine » mais seulement du monde de l’auteur de Phèdre. C’est ensuite, parce qu’ayant lu Athalie, nous lui avons trouvé une parenté essentielle avec le monde de l’auteur de Phèdre, que nous pourrons parler du « monde de Jean Racine », car alors est clairement apparue l’essence de son style. De même, un seul tableau d’un peintre ne donne pas connaissance de son style : c’est parce que nous avons vu et comparé plusieurs tableaux de Djoka Ivackovic, que nous avons pu identifier ce qui fait son « monde », et qui est son style. Nous désignons le monde de l’auteur par le nom de ce dernier, car le monde d’Ivackovic est exprimé et en aucun cas représenté. Devant n’importe lequel de ses tableaux, que nous pouvons appeler, avec les phénoménologues de l’art, des objets esthétiques, nous comprenons que le monde de ces objets est un monde qui leur est intérieur, et c’est comme tel qu’il faut tenter de s’en approcher.
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