Ivackovic, ou la voie vers l'absolu
par Jean-Luc Chalumeau
Les deux tableaux cités, par eux-mêmes déconcertent l’entendement, mais ils portent en eux le principe de leur unité. Une unité qui est à la fois l’unité perçue de l’apparence (ici à dominante rouge, là à dominante bleue…) et l’unité sentie d’un monde suggéré par l’apparence, ou plutôt émané d’elle, de sorte que les signes et formes se convertissent en monde. D’où procède cette unité ? A l’évidence de l’auteur. C’est bien Ivackovic lui-même, tel que l’œuvre le révèle, qui est le garant de ce que l’œuvre révèle, c’est-à-dire : un style. L’objet esthétique exprime le monde de l’artiste et lui donne à la fois, si l’on peut dire, volume et unité.
Ce principe supérieur d’unité vient à l’objet esthétique de ce qu’il est capable d’expression en produisant sur celui qui le perçoit une certaine impression, en manifestant une certaine qualité de communication qui éveille un sentiment. Cette qualité propre aux différentes œuvres d’un même auteur, qui ont le même style, nous l’appellerons une atmosphère de monde : celle qui baigne aussi bien le Tableau 5 mai 1990 que le Tableau 29 septembre 1991.
Or l’art d’Ivackovic est non représentatif, ce qui veut dire que seule l’expression apporte l’unité dans la multiplicité de son œuvre. L’atmosphère de monde précédemment définie suscite un monde, et non le contraire : nous pouvons voir là une application d’une phrase de Heidegger (dans Qu’est-ce que la métaphysique) : « l’étant ne pourrait, d’aucune façon, se manifester s’il ne trouvait l’occasion d’entrer dans un monde ». Nous pouvons prêter à l’objet esthétique selon Ivackovic quelque chose comme la transcendance du Dasein : exprimer, chez lui, c’est se transcender vers un sens, et la lumière de ce sens – la qualité de l’atmosphère de monde – fait surgir pour nous une réalité nouvelle. Non, Ivackovic ne représente rien, mais il donne bel et bien accès à quelque chose qui n’existerait pas sans lui, et qui nous attire. En quelque sorte, le monde intérieur à l’œuvre est une totalité finie mais illimitée, qui est ce que l’œuvre nous dit à la fois par sa forme et par son contenu, sollicitant aussi bien notre réflexion que notre sentiment.
« Chez moi, a dit Ivackovic, c’est une sorte d’automatisme préprogrammé. La matérialisation d’événements intérieurs. La réalisation même est impulsive, mais elle n’est pas inconsciente. Je vis ce processus depuis presque une trentaine d’années. » ( Entretien avec Lidija Merenik, 1989) Retenons les mots « matérialisation d’événements intérieurs » : pour Ivackovic qui le vit, son monde n’est pas seulement subjectif, il est réel, pressant et irréductible. Chez lui, l’appréhension d’un monde est liée à un sentiment de monde.
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