ID : 130
N°Verso : 86
L'artiste du mois : Djoka Ivackovic
Titre : Ivackovic, ou la voie vers l'absolu
Auteur(s) : par Jean-Luc Chalumeau
Date : 02/09/2015



L’Académie des Beaux-Arts de Serbie a ouvert le 30 septembre une grande exposition rétrospective à Djoka Ivackovic, qui développa son œuvre essentiellement à Paris. L’heure est donc venue d’envisager sa démarche purement abstraite dans toute sa richesse, sa complexité et son originalité.

Ivackovic, ou la voie vers l'absolu
par Jean-Luc Chalumeau

Cette libération requiert que le mouvement soit d’abord vécu par le spectateur (Kant enseignait que le mouvement dans le sujet précède le mouvement dans l’objet). C’est tout l’intérêt du schématisme, et c’est l’aspect musical du tableau puisque nous percevons la mélodie comme une durée schématisée par le rythme. Il faut donc que le temps intervienne aussi par priorité dans le sujet. Il n’est pas nécessaire que nous ayons conscience de ce temps, mais il faut que nous le vivions dans les profondeurs de l’imagination. Notre regard erre dans les lacis, les tissages de formes et de lignes proposés par Ivackovic, et c’est dans les mouvements de nos yeux et même de notre corps que nous apparaît le mouvement de l’objet. Nous  ne sommes pas loin de ce que Pierre Schneider a appelé dans le cas de Matisse « l’esthétique de la participation ».Nous ne sommes pas loin non plus d’un enseignement d’André Lhote, à propos d’une phrase d’Ingres (« le mouvement, c’est la vie ») : il ajoutait en effet : « Il ne s’agit pas, bien entendu, du déplacement des membres, de quelques vaines mimiques, mais du geste interne, de cette aspiration au signe qu’ont toutes les formes dès que le spectateur en est enivré. » (De la palette à l’écritoire, p. 171)

Ne sommes-nous pas littéralement enivrés par les tableaux follement animés de Djoka Ivackovic ? Dans son art voué par sa nature matérielle même à l’immobilité, nous discernons, à l’intérieur de sa tranquillité souveraine, cette sorte d’impatience qu’a l’objet de se faire entendre, cette convergence et cet élan de tous ses éléments vers le sens qui déclenche un mouvement nullement métaphorique.

Car le mouvement n’est pas seulement un déplacement dans l’espace, il est également déploiement d’un sens comparable à celui du mouvement musical, il est affirmation de soi.
Le mouvement qui fait partie intégrante de tout tableau de Djoka Ivackovic est mouvement invisible de soi vers soi, en quoi il participe à la durée définie comme intériorité. Il s’agit vraiment d’un mouvement vers l’achèvement de l’objet esthétique, non pas comme dans la musique vers l’accord de résolution qui le clôt, mais vers l’accord qui le compose et préside à son unité.

Prenons un grand tableau (2 m x 2 m) comme le très sobre 19 octobre 1980 qui peut se résumer  en deux séquences de trois carrés elles-mêmes incluses dans un grand carré, le tout baigné par un nuage chromatique bleuté. Il y a ici un sens qui aimante et anime la matière qui est lui-même durée, ou plutôt mélodie (c’est le mot du peintre). Ce sens n’est pas logique, il s’agit d’une signification inexprimable résidant à la fois dans la forme et dans le contenu de l’objet pictural : l’âme de ce tout vivant. Répétons-le : la vérité du tableau (l’objet pictural) n’est pas dans un rapport de soi à autre chose mais dans un rapport de soi à soi. C’est ce rapport qui amorce la temporalité. Bien sûr, nous n’attribuons de durée au tableau que si nous l’éprouvons dans notre propre durée. Autrement dit, nous n’attribuons de durée aux choses que si nous l’éprouvons : rien ne dure pour nous que parce que nous durons nous-mêmes. Le tableau 19 octobre 1980 a exigé, par son mouvement, que notre regard se pose sur lui un moment, le temps qu’il s’épanouisse comme la musique s’épanouit sous l’oreille, en même temps que, par un mouvement inverse, nous avons pénétré davantage en lui. C’est notre regard qui a duré, certes, mais cette durée a été déterminée par l’œuvre. Sans doute pas aussi rigoureusement que par une mélodie musicale (qui nous plie à son temps propre) mais assez pour que nous ayons le sentiment d’avoir trahi l’œuvre si notre attention a été trop brève. Il a fallu que nous permettions à l’œuvre d’accéder à elle-même, de délivrer son message, et finalement de déployer sa mélodie. Notre participation a bien été nécessaire pour que le tableau de Djoka Ivackovic soit conforme à la mission qu’il lui a assignée : offrir une voie ouverte vers l’absolu.

 

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