Un classique non relié
par Robert Bonaccorsi
Les œuvres de Gilles Ghez peuvent se découvrir à partir de la grammaire cinématographique : plan, gros plan, plan large, plan séquence, plan américain, plongée, contreplongée, travelling et même effets spéciaux. Un cinéma imaginaire, l’imaginaire du cinéma, celui des paquebots, des cargos, des voyages interminables, aux longs cours, des steamers, des jonques également. Le Bateau du docteur Moreau (1999), Simplement clandestin (2009), Votre Altesse n’aurait pas dû ! (2007). Captain Black Jack (1950), un film de Julien Duvivier avec un yacht, un trois-mâts, Georges Sanders mais malheureusement sans Stewart Granger. Avec des boîtes métalliques de Craven « A » que l’on pouvait retrouver vides dans les tiroirs des cabines des navires bananiers blancs, construits aux Etats-Unis d’Amérique par les chantiers Cramp, et voués à la démolition à La Seyne-sur-Mer au début des années 50 du siècle précédent (Psychanalyse, 2000). Les divans se bousculent dans le cadre (Psy de Chine 1 et 2, 2004 et 2007, Le Syndrome du chevalier, 2004), avec comme patient privilégié Gilles Ghez ou tout au moins son image. Le doute s’installe, Gilles Ghez ne serait que l’un des noms d’emprunt de Lord Dartwood. Un pseudonyme, un nom d’artiste. Si cela est simplement envisageable, nous serions face à une œuvre radicalement spéculaire, un jeu de rôle où tel est pris qui croyait se reconnaître. « Le monde est un immense Narcisse en train de se penser, une pensée qui s’ignore suspendue à une pensée en train de se connaître » (7). Le monde comme reflets, interactions, miroirs, images, présomptions narratives. Gilles Ghez/Lord Dartwood, un duo singulier qui pense, agit, subit, accomplit. Tour à tour et à la fois marionnettiste et manipulateur, ils se confondent pour mieux s’éloigner avant d’apparaître dans l’incertaine et fragile majesté d’un sublime actant. L’autoportrait parlé, menteur, révélateur d’un héros impavide traversant avec une élégance dubitative rivages et mirages.
« Quand on écrit la biographie d’un ami, on doit la faire du point de vue de sa vengeance », une préconisation de Gustave Flaubert (8) qui ne s’applique pas obligatoirement à l’art de raconter ses vies parallèles. La mise en scène d’une fiction autobiographique, n’emprunte pas chez Gilles Ghez l’habit du comte de Monte-Cristo. Nous sommes ici en présence du portrait de l’artiste en éternel jeune homme. Lord Dartwood, Esquire, (comme l’écrivait Jean Ray). A jamais ! For ever ! Un diplomate, un voyageur immobile, sans aucune afféterie, mais possédant une très bonne éducation. « Un Ségur sans cérémonies » comme l’écrivait Sainte-Beuve (9) à propos de Xavier de Maistre, mais exempt de fratrie artistique. Mieux « un classique non relié » pour paraphraser Paul Morand (10) décrivant sa vie nocturne à Marcel Proust. Un classique donc, s’ inscrivant dans une tradition qui peut assumer la convention tout en refusant les convenances (le pesant « air du temps ») pour apparier, ici et maintenant, dans la lettre, l’esprit, l’image, l’originalité et la constance, l’invention et l’ironie. Des vertus cardinales… ou presque !
[7] Joachim Gasquet, Narcisse (1931) réédité en 2014 aux éditions Prolégomènes, Eiguilles, en 2014, p. 61
[8] Flaubert, lettre à Ernest Feydeau in Correspondance, La Pléiade, Gallimard, T. 4, p. 607
[9] Sainte-Beuve, notice sur Xavier de Maistre in Œuvres de Xavier de Maistre, Garnier, Paris, s.d., p. III (Joseph-Alexandre, vicomte de Ségur pour se distinguer de son frère Louis-Philippe devenu Grand maître des cérémonies de France sous Napoléon, signait les lettres à ses amis : Ségur sans cérémonies).
[10] Paul Morand, Le Visiteur du soir, suivi de Quarante-cinq lettres inédites de Marcel Proust, La Palatine, Genève, 1949, p. 23.
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