ID : 143
N°Verso : 98
L'artiste du mois : Clémence van Lunen
Titre : Raffinement contre rusticité (et vice versa)
Auteur(s) : par Frédéric Bodet
Date : 01/12/2016



Frédéric Bodet
Conservateur chargé des collections modernes et contemporaines. Sèvres, Cité de la céramique.

Clémence van Lunen est représentée par la galerie Polaris, Paris
www.galeriepolaris.com

Raffinement contre rusticité (et vice versa)
par Frédéric Bodet

La terre est forte quand elle est bancale. L’esthétisme affaiblit (C v L)

Avec l’énergie littéralement débordante qu’elle déploie, augmentée de son sens de l’humour et du jeu, Clémence van Lunen nous entraîne au cœur d’un questionnement esthétique sur ce qui est décoratif et ce qui ne l’est pas, ce qui questionne la tradition céramique et ce qui s’en détourne. Elle ne cherche pas à « faire beau », elle veut seulement construire des volumes « qui dévorent l’espace », abordant volontairement des sujets conventionnels (le tas, la forme molle, le pot de fleur…) pour mieux s’en affranchir. En prenant en compte et en conservant les traces de l’histoire de l’exécution de chaque pièce, elle dit vouloir renoncer à livrer une œuvre « parfaite, esthétique, mais… dont la vie se serait envolée ». Cet aspect non fini, rude, bricolé du résultat peut effectivement laisser perplexe –au-delà des références à la poterie populaire et artisanale – car il dégace un sentiment d’urgence, d’instabilité, d’intranquillité et d’impertinence dont on retrouverait seulement un équivalent en densité et en liberté dans des œuvres du sculpteur allemand Norbert Prangenberg, que Clémence admire particulièrement sur la scène de la céramique européenne actuelle.

De la (non)importance des fleurs

Aucune intellectualisation excessive du sujet « vase de fleurs » cependant chez Clémence van Lunen, qui estime d’ailleurs que « souvent l’art souffre d’un trop plein de sens, de mise en abymes, de se situer constamment au deuxième degré, comme s’il constituait un monde parallèle au monde réel ». L’artiste a donc choisi telle une provocation ce sujet qualifié par elle « d’inintelligent,sans profondeur »… Mais est-ce pourtant un sujet débile ? Le seul choix auquel elle apporte une véritable importance, c’est la stimulation combative inhérente à l’acte de « sculpter », qu’elle nous transmet dans les notes de travail suivantes comme un acte vital : « J’essaie de dialoguer avec les sculptures, comme j’aime le faire avec les personnes. Les sculptures ont leur vie. Elles m’entraînent parfois bien au-delà de ce que je voudrais faire. Parfois sur des terrains idiots. J’y joue sérieusement. Le non-respect est essentiel : brutaliser, éprouver, c’est pour moi respecter paradoxalement. Respecter la pièce comme ayant totalement sa capacité de réaction, comme si elle était vivante devant moi… La bonne sculpture m’éveille, me donne de la vitalité, me rend libre aussi le fait que la terre puisse se défendre, exister (…) J’ai remarqué que je sors souvent les sculptures du four sans ménagement, prenant même parfois le risque de les casser… En y réfléchissant, je pense que c’est lié à une forme de pensée magique, une mise à l’épreuve : soit la sculpture est bonne, et elle s’en sort. Soit elle est mauvaise, faible, tant pis pour elle, elle n’a qu’à casser ! »

 

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