ESTHER SEGAL, LA DENTELIERE
par Gérard-Georges Lemaire
Ce travail patient et si minutieux m’a fait songer aussitôt à la figure de De Kantwerster (La Dentelière) de Vermeer (1669-1671), le visage penché, les cheveux soigneusement attachés, les yeux rivés sur son ouvrage avec une application qui donne l’impression méditation religieuse (ses yeux qui nous semblent clos renforcent cette image). Chez cette jeune et jolie dentelière, ce sont deux mains dont on peut se représenter le mouvement lent et sûr des doigts sur sa patiente construction. Esther Ségal lui ressemble dans le sens où son travail d’aiguille ne souffre aucune erreur, pas la moindre inattention. Son rêve se trouve au bout de ses doigts. Et toutes les deux tiennent justement une aiguille. Je ne crois pas que notre modèle ait eu des pensées religieuses en cousant, mais je crois que notre artiste en a eu quelques unes. Mais elles n’auraient eu de signification qu’au sein d’un ensemble plus vaste de réflexions.
J’ai appris par la suite que l’artiste ne travaillait que sur le support photographique et qu’elle avait choisi dans un nombre important de domaines, qui allaient de la photographie (stricto sensu, surtout des portraits) au théâtre, à la littérature et bien sûr, aux arts plastiques. Pour elle, en réalité, c’était une seule et même sphère d’activité, qui prenait des aspects multiples. Multiples, mais cohérents, même si cela lui demandait de faire un grand écart. Beaucoup de ses œuvres sont produites avec le même procédé (les innombrables perforations de la surface), mais avec des « sujets » (souvent des paysages). Ces œuvres peuvent être conçues isolément, mais souvent par groupes de petits formats formant un grand tableau. Et elle joue aussi sur une grande ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif, tirant la série de création dans un sens ou dans l’autre, selon la stratégie qu’elle a adoptée, mais se tenant dans la majeure partie des cas dans un entre-deux qui ne peut que susciter l’interrogation du spectateur.
Ses créations ne se révèlent pas toujours au premier coup d’œil. Il convient de les observer avec une grande attention, en se plaçant de loin puis en se plaçant assez près d’elles. Elles délivrent deux œuvres très différentes. Il y a quelque chose de ludique dans son attitude, mais surtout une réflexion sur le visible et sur la représentation. Le réel (tout du moins ce qu’on comprend comme tel) ne se dévoile pas nécessairement d’emblée, mais il n’y a rien de systématique dans sa démarche, la preuve en est le fait que des photographies récentes en couleurs ne laissent deviner qu’une légère teinte verte à peine discernable. Elle peut également associer dans une même (comme dans Lames de fond, 2015, qui comprend vingt-deux photographies) la couleur et le noir et blanc. Ce sont des intensités visuelles qui sont le report d’intensités mentales. Son imaginaire se projette sur des êtres et des choses qui peuvent avoir une dimension symbolique, comme c’est le cas dans ces Lames de fond. Son exposition personnelle à la galerie Baudoin Lebon a bioen mis en valeur tous ces principes qui rendent unique sa démarche.
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