ID : 144
N°Verso : 99
L'artiste du mois : Esther Ségal
Titre : ESTHER SEGAL, LA DENTELIERE
Auteur(s) : par Gérard-Georges Lemaire
Date : 08/01/2017



ESTHER SEGAL, LA DENTELIERE
par Gérard-Georges Lemaire

Sous ces apparences assez simples à décrypter après un examen sérieux, sont dissimulés bien des codes et des clefs que nous devrons interpréter. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas indispensables à l’expérience esthétique de la pièce considérée. C’est peut-être là la force de son aventure artistique. Elle a écrit un livre, dérivé de sa thèse, qui s’intitule De l’un-précis entre chair iconique et écriture de lumière (L’Harmattan). Elle y développe par exemple l’idée du flou, qui serait un pont entre le rêve et la réalité. D’une part elle semble retourner aux sources de la photographie comme art à part entière - surtout au picturalisme, qui avait tenu à rivaliser avec la peinture de la fin du XIXe siècle, mais insinue une sorte de flou sur un certain nombre de ces compositions. Là encore, il y a une dualité, sinon une duplicité. Et puis le contraste entre cette réalité qu’elle a enregistrée ou recomposée selon une mise en scène et cet onirisme qui paraît devoir caractériser chacune de ses œuvres est sans cesse plus accentué. La conjonction du cliché tel qu’en lui-même et de son écriture fictive, en partie talmudique, ne fait que renforcer ce passage simultané d’un monde à l’autre. Un passage qui n’efface pas tout à fait le premier par rapport au second. Il est vrai que si elle prend le terme « pellicule » au pied de la lettre et en fait une sorte d’épiderme, il est aussi vrai qu’elle est loin de concevoir son ouvrage comme le résultat d’un tatouage effroyable comme celui des lettres qui s’inscrivent sur la chair du malheureux condamné dans La colonie pénitentiaire de Franz Kafka. Mais il n’est pas douteux que l’écriture s’inscrit dans ou sur la chair, non comme une blessure, mais comme une empreinte indélébile. Sa technique souligne encore plus le caractère grave et parfois douloureux de cette relation de l’animal doué de raison et d’irraison que nous sommes. Ce que le rabbin Loew, selon la légende pragoise, ajoute à la notion de création divine, c’est justement l’écriture : il façonne le Golem avec de la glaise, comme Dieu l’a fait avec l’homme dans la Torah, mais pour qu’il puisse se mouvoir et exister, il doit lisser une phrase entre ses lèvres. Quand il retire le parchemin avec ces paroles, le monstre retourne à la matière inerte.

Ces écritures qui sont autant de piqures dans la chair n’expliquent rien de l’ensemble n’expliquent rien de l’ensemble qu’elles proposent à la vue, mais fournit une sorte de perspective cavalière dans l’esprit pour la percevoir et en saisir la portée. Enfin, puisqu’Esther Ségal aime tant multiplier ses angles d’attaque, elle peut se limiter à un photomontage « classique ». C’est-à-dire qu’elle réalise des combinatoires de figures et d’objets qui sont agencés selon une mise en scène (c’est la théâtralité qui est aussi prédominante dans son esprit) ayant pour objectif de restituer une pensée dans des termes purement plastiques. Ce sont en général des créations en couleurs, où elle table sur la simplicité du dispositif, ce qui n’empêche pas qu’elles puissent condenser des idées sophistiquées et complexes. Il s’agit alors de produire des scènes muettes qui savent être éloquentes, comme a pu le faire pour l’exposition des « Cafés littéraires » à l’Institut français de Milan ou au Café des Deux-Magots à Paris. Son histoire consiste en réalité à multiplier les topos où elle peut donner la mesure de ses ambitions artistiques, qui ont besoin de plusieurs modes d’expression. Tous ces moyens ont des liens évidents les uns avec les autres. Leurs différences ont une fonction à la fois tactique et esthétique - elle ne cesse d’étendre son champ d’opération, mais sans diluer la force de sa pensée et les règles qu’elle s’est imposées. Mais on ne saurait comprendre laq valeur de sa quête sans les confronter. Tout ce qu’elle entreprend fait partie d’une même machine cérébrale et sensible. Ce n’est pas un continuum, mais des marches de son échelle qui la mène de la terre au ciel et réciproquement - le ciel étant l’achèvement d’une langue qui soit tout autant poétique que visuelle.

 

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