LE PARADOXE DE LA PASSION
ou « je te suis, tu me fuis, je te fuis, tu me suis »
par Esther Ségal
Mais, il arrive que la situation se retourne comme un gant et que le désirant décide de partir, laissant le désiré dans un tel désarroi qu’il devienne en un éclair le nouveau dépendant de l’autre désormais affranchi. Cet éclair, soudain retour de lumière dans l’obscurité bouleversant avec surprise et incompréhension le déroulement des événements deviendrait chez Jean-Luc Marion le « miracle » du paradoxe faisant voir non sans stupeur ce que l’on ne devrait pas voir : l’intervention de l’invisible dans le visible[5] , le retour de l’aimé... Alors, puisqu’il ne sert à rien de poursuivre l’objet de ses désirs, puisque essayer de lui trouver quelques contours nets ne conduit finalement qu’aux limites sensibles de multiples corps glorieux, imagos nostalgiques et illusoires, mettons-nous à distance des chemins familiers et passionnés que nous empruntons habituellement pour espérer paradoxalement entrevoir ce désiré jusqu’alors fuyant. « Révoltons-nous », comme l’invoquerait Julia Kristeva[6] et plaçons-nous en retrait pour voir ce que cela « donne », car renoncer, accepter de perdre, c’est aussi recevoir ce qui était jusqu’alors dissimulé. Paradoxal raisonnement, familier à l’Évangile : celui qui perd sa vie, la trouve[7] . Ce renoncement, cet éloignement se traduirait visuellement par une dépression du présent quotidien et de ses apparences pour aboutir à une image incertaine et floue, due à la limite de notre capacité à donner une netteté aux objets.
Et c’est ici, ce « flou » qui nous intéresse, un flou redouté, critiqué, voilant le monde sous une étoffe de trouble et de doute, fuyant toute forme de position claire et nette, un flou jauni[8] dont la teinte rappelle la couleur affadie du manteau de traîtrise de Judas[9] . Aberration optique et erronée, perception marginale, il trace en une ligne d’horizon lointaine, le seuil de notre vision quotidienne. Mais peut-être est-ce dans cette limite visuelle que « l’œil nettiste » et formaliste fait place à un regard fuyant la consistance des réalités sensibles, « un regard flou », traversant, dissolvant le familier pour nous laisser évoluer dans l’espace de l’indéfini et par là même du désir, d’un désir de voir autrement. Tout comme le baiser de Judas n’était que l’accomplissement d’une destinée hors du commun, c’est peut-être dans un visible indécis que l’invisible va se donner à voir, dans l’émotion d’un flou qui fait se troubler le reflet net et illusoire de la surface afin de nous y ouvrir un passage vers un invu[10] . Le flou pourrait être cette unique apparition d’un lointain invisible[11] , éloignant ce qui nous est proche, en le mettant à distance, et inversement laissant approcher dans un « paradoxal passage », une « paradoxale passion », l’inquiétante étrangeté de ce qui vient de loin : la présence d’un invisible dissimulé, « inscrit dans le visible en filigrane »[12] , dont on ne pourrait entrevoir l’existence que dans l’abandon des limites sensibles et nettes que nous impose notre habituelle perception visuelle. Cela pourrait être un visage oublié, effacé, abîmé dans les profondeurs de la mémoire resurgissant au travers de quelque voile onirique, ou peut-être une intériorité, une intimité dont les contours de chaque élément peuplant notre environnement empêchaient l’événementialité.
[5] MARION J.-L., « La croisée du visible » (1991), éd. P.U.F., Paris 1996, p. 12.
[6] KRISTEVA J., ce terme de « révolte » demanderait naturellement beaucoup plus d’approfondissement, il est utilisé ici comme un retournement et un renversement de situation. Pour plus de détails, aller voir « Sens et non-sens de la révolte, pouvoirs et limites de la psychanalyse » (Tome I) (1996), éd. Librairie Arthème Fayard, Paris 1996, p. 8-11.
[7] GUITTON J. et ANTIER J.-J., « Les pouvoirs mystérieux de la foi, signes et merveilles » (1993) éd. Perrin, Paris 1993, p. 35.
[8] Etymologie latine du mot flou qui signifie aussi « jaune ».
[9] Jaune traître : depuis le Moyen Âge, le jaune signifie la trahison. Selon cette tradition tardive, Judas représenté dans « Le Christ trahi » de GIOTTO en 1306 enveloppe Jésus dans un manteau jaune pour mieux le désigner à la vindicte du clergé juif citation extraite du « mystères des signes & symboles, reconnaître et décoder leur langage secret » par BRUCE-MITFORD M., édition originale (1996) de KINDERSLEY D., p. 107.
[10] MARION J.-L., ibid., p. 51. Ce théoricien conçoit le concept d’invu comme étant un invisible provisoire, l’invu relève certes de l’invisible, mais ne se confond pas avec lui, puisqu’il peut le transgresser en devenant précisément visible.
[11] Empruntée à la citation de BENJAMIN W. à propos de « l’aura » paru dans, « Petite histoire de la photographie », extraite du journal « Walter Benjamin » éd. Georges Pompidou, Paris 1994 (exposition).
[12] MERLEAU-PONTY M., « Le visible et l’invisible » op. cit., p. 269.
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