ID : 147
N°Verso : 100
L'artiste du mois : Najia Mehadji
Titre : Des nouvelles de l'infini
Auteur(s) : par Rémi Labrusse
Date : 20/02/2017



Des nouvelles de l'infini
par Rémi Labrusse

On sent bien que l’œuvre de Najia Mehadji, plutôt que d’avoir la prétention de donner une réponse dogmatique à cette question, est mue par le désir de simplement la creuser et la creuser encore, ou plus exactement d’en faire résonner le mystère. Rien, sans doute, n’exprime mieux cette reconnaissance du mystère du processus d’extériorisation, de la mise au jour de l’image, que ses œuvres les plus récentes, gouaches faites d’un seul mouvement de la main avec un large pinceau enduit de blanc ou de noir – les Volutes, Touches, Arabesques ou encore les Danses mystiques : le spectateur est tenté de retrouver le tracé du mouvement en identifiant son point de départ et son point d’arrivée mais l’artiste sait, elle, que le commencement – le point où le pinceau s’est posé sur la surface du papier – est le plus souvent invisible et que seule la fin de son geste s’affirme spectaculairement comme une explosion formelle. Comme si l’image voulait signifier que sa propre origine lui échappe – c’est-à-dire aussi qu’elle s’enracine dans la non-image, dans l’invisible. Un autre symptôme récent de cette démarche introspective est à trouver dans les travaux numériques où l’artiste explore la confrontation entre une empreinte picturale originale et des procédés mécaniques de reproduction – les Suites goyesques de 2007, les Danses mystiques de 2011 –, comme si, cette fois, il s’agissait de mettre en œuvre le frottement de l’incarnation et de la désincarnation, du corps et de la machine, du geste vivant et de l’image morte.

Cela dit, au-delà de telle ou telle œuvre, une constante profonde, traversant tout le travail de Najia, exprime le frottement continu entre interrogation critique du devenir-image et épreuve sensible de l’intériorité : cette constante, c’est son attachement au décoratif. Qui a peur de la décoration ? Tous ceux qui pensent que l’image visible est douée en elle-même d’une légitimité ontologique, qu’elle représente, en tant qu’objet, la vérité de l’être. Or, c’est ce que dément l’ornement, substance paradoxale du décor. Quand bien même toute décoration se fait forme et, par ces formes, suggère une vision du monde, toute décoration, aussi bien, relativise cette vision, la décante, la dissout finalement dans un mouvement perpétuel des courbes, des contre-courbes et des intrications d’arabesques sur lesquelles l’œil danse plutôt qu’il ne s’arrête. Ce qui s’allège alors jusqu’à l’évanescence, c’est l’objectivité comme telle, la prétention des apparences à se faire les messagères légitimes de la réalité. Et ce qui s’accroît, en revanche, c’est un libre vouloir infini, enchanté de lui-même, contaminant le règne du visible par une tonalité intérieure : celle du faire humain comme tel, de la praxis pure qui, dans l’exercice créateur du geste, découvre sa gloire infinie et autonome. La décoration ne dit rien d’autre que cela : l’irrigation et la déstabilisation du monde des objets par la puissance expressive du geste ornemental – de sorte que, sous l’ordre qu’elle semble parfois imposer, sourd un désordre éclatant et perpétuellement en expansion. Dans la remontée que la décoration opère, de l’intériorité à l’extériorité, s’effectue la contamination de la seconde par la première ; légèrement, obstinément, joyeusement, l’indicible surgit dans le dicible, il s’y perd, y disparaît mais ne cesse pourtant d’y renaître. C’est ce qui fait le pouvoir de séduction de tout projet décoratif autant que son inquiétante étrangeté : au plus profond, en dépit de toutes les tentatives de l’arraisonner à l’ordre des discours – religieux, politiques, mondains –, la décoration est messagère d’un invisible indomptable, elle souffle où elle veut, quand elle veut, et sans cesse se renouvelle pour laisser ses traces aberrantes et merveilleuses innerver et saper, mystérieusement, la suffisance du monde pratique.

 

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