ID : 152
N°Verso : 103
L'artiste de l'été : Marine Joatton
Titre : Vagabondage pictural
Auteur(s) : par Louis Doucet
Date : 29/06/2017



Url : www.joatton.com/

Vagabondage pictural
par Louis Doucet

À la même époque, Marine Joatton décide d’investir le champ de la peinture. La transition fut longue et difficile. Il lui fallait simultanément passer de la ligne à la surface[8], traiter des aplats, gérer le fond, se confronter à la surface de toile dont la réaction est différente de celle du papier… Le tout en gardant l’étrangeté de ses atmosphères, sans perdre le caractère insaisissable de ses formes ni la fluidité de ses compositions. C’est la question du fond, naturellement blanc et neutre dans le dessin, qui lui posa le plus de problèmes. Mon épouse et moi avons été les témoins de cette difficile épreuve, l’artiste nous demandant de venir dans son atelier, de temps à autre, constater ses progrès et donner notre avis sur ses nouvelles productions. Comme toujours, Marine Joatton, parfaitement lucide, était déchirée entre sa volonté d’avancer et sa capacité d’autocritique, jamais émoussée. Le subjectile devenait un champ de bataille, le lieu d’un affrontement non seulement entre les personnages qui le peuplent mais aussi entre l’artiste et la surface qu’elle devait investir et domestiquer. Au terme de ces épuisantes expérimentations qui durèrent quelques semaines, Marine Joatton nous présenta des toiles parfaitement abouties. Elle avait fini par opter pour une fusion intime de l’espace et des figures qui y habitent, le fond devenant un magma d’où émergent les sujets, telles des images surgissant des profondeurs de l’inconscient. Quelques jours plus tard, elle s’envolait pour la première de ses deux résidences en Corée – en 2012 et 2013 – qui lui permirent de se consacrer uniquement à la peinture, dans un grand atelier, sans limitation ni contrainte de moyens : peinture, châssis, couleurs…

Pendant deux ans, Marine Joatton privilégia l’utilisation de bâtons à l’huile (Oil Stick), médium sensuel, duveteux et dense, aux qualités très tactiles, qui lui permet de traduire plastiquement la dynamique gestuelle débordante qui l’habite, mais aussi d’aménager des plages dans lesquelles les couleurs se fondent l’une dans l’autre ou se recouvrent et se contaminent mutuellement. La question du fond était définitivement évacuée : seules quelques plages de blanc en réserve évoquaient un derrière de la peinture plus qu’un arrière de la composition. Certaines de ces œuvres, les plus saturées de couleurs, rappelaient la peinture expressionniste allemande et, plus singulièrement, celle de Karl Schmidt-Rottluff. Mais on pouvait aussi y trouver des réminiscences de la voluptueuse gloutonnerie du premier Vuillard ou du Van Dongen de la période fauve… Mais aussi, dans un tout autre registre, des viscères disséqués, commentés et exposés de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt, ou de son Bœuf écorché, repris par Jean Fautrier. Car il y a, chez Marine Joatton, une pulsion sadique et voyeuriste – mais finalement assez saine – qui la pousse à vouloir découvrir ce qui est à l’intérieur de la matière picturale, ce qui sert d’entrailles à ses personnages. C’est aussi, de façon plus sage, l’attitude de l’enfant qui démonte son jouet, au risque de le détruire, pour voir ce qu’il y a dedans, pour en comprendre les rouages cachés.

[8] On pense de nouveau à Vassily Kandinsky et à son fameux traité Punkt und Linie zu Fläche: Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente, 1926 [trad. française Point Ligne Plan, 1970].

 

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