ID : 152
N°Verso : 103
L'artiste de l'été : Marine Joatton
Titre : Vagabondage pictural
Auteur(s) : par Louis Doucet
Date : 29/06/2017



Url : www.joatton.com/

Vagabondage pictural
par Louis Doucet

En 2015, Marine Joatton est invitée en résidence pendant trois mois au Domaine de Kerguéhennec. Elle vit ce séjour comme une période d’ascèse librement consentie. Volontairement isolée de tout, loin de son mari, elle produit un dessin chaque matin et consacre l’après-midi à réfléchir à celui qu’elle peindra le lendemain. C’est un nouveau tournant décisif dans son parcours. Sur la même feuille coexistent plusieurs modes d’expression : figuration et abstraction, dessin léché et esquisse inaboutie, expressionnisme et réalisme, construction et gestualité, critique sociale acerbe et attendrissement sur la condition humaine, introversion onirique et extraversion caricaturale… Les titres se font plus explicites : Oursonne en hiver, Fiesta banana, Tête de lard… Le geste est spontané, primitif, comme si l’artiste s’était consciencieusement appliquée à désapprendre toute sa science acquise pour retourner à un état enfantin, celui des hommes-têtards… Pas de régression, cependant, car les images restent fortes, prégnantes, elles invectivent le spectateur, le giflent parfois, le sondent toujours et appellent sa réaction. En fait, l’artiste s’est affranchie des contraintes imposées par un système trop pesant. Elle peut enfin donner libre cours à sa fantaisie, sans pour autant relâcher son attention au monde et à ses dysfonctionnements. Elle récuse les étiquettes et les petites boîtes dans lesquelles chaque artiste doit rentrer s’il veut survivre sur le marché. De ce point de vue, Marine Joatton partage certains traits communs avec Le Douanier Rousseau, rétif à toute classification, dont Louis Roy écrivait, en 1895 : « En général, dans notre société, l’homme a été habitué, dès l’enfance, à classer, à numéroter, à étiqueter, à enfermer toutes choses dans de petites boîtes. Chaque partie de la Création doit forcément entrer dans une case, sinon, l’homme, dérouté, et vexé de ne pouvoir tout comprendre, s’empresse de décréter l’absurdité de ce que son esprit n’a pu pénétrer. […] Il ose dire Je ne comprends pas, donc c’est idiot. Malgré le progrès indiscutable de l’espèce humaine, progrès manifesté d’une manière assez évidente par le télégraphe, le téléphone, la bicyclette et les montagnes russes, il est certain que nous sommes moins libéraux que ne l’étaient nos pères au Moyen-Âge, car ils avaient le respect de la personnalité incomprise lorsqu’ils disaient : Credo quia absurdum[9]. »

C’est donc en authentique ymagière qu’il faut considérer Marine Joatton et ses nouvelles séries de peintures intitulées La famiglia, Peuplade, La historia ou Petite cabeza… Elle se rattache à la lignée des enlumineurs de manuscrits médiévaux, des créateurs des vitraux de nos cathédrales et des sculpteurs de leurs chapiteaux historiés, pour lesquels l’image devait parler, émouvoir, convaincre, parfois avec malice, souvent avec fantaisie, toujours avec une injonction à vivre pleinement… Ses saynètes espiègles nous déplacent dans un monde à la frontière impalpable entre le rêve et la réalité, entre conscience et inconscience… Un lieu où la liberté est reine…

mai 2016

[9] « La Guerre. Un isolé. Henri Rousseau », in : Le Mercure de France, mars 1895.

 

précédent 1 2 3 4


Verso n°103
L'artiste de l'été : Marine Joatton
 
 
visuelimage