Promesses d’épiphanies
par Belinda Cannone
Paul Ricœur disait de la métaphore – et l'on peut attribuer cette faculté à la peinture aussi bien – qu'elle est un pouvoir de re-décrire la réalité. Quelle « lunette » ici pour cette re-description ? Le prisme de la psyché. Tableaux et dessins résultent d'un processus d'intériorisation du réel qui produit ce qui apparaît finalement comme des figurations de la psyché dans tous ses états. Si l'on considère encore les titres des peintures évoqués plus haut, on y trouve, tout aussi capitale que la préposition dans, la référence constante à la personne du peintre par le biais de pronoms possessifs et de verbes réflexifs. Car il s'agit ici de porter sur la toile son monde intérieur. Il me semble d'ailleurs qu'on pourrait ainsi distinguer les œuvres peintes des dessins. Avec la peinture, plongée directe dans un cerveau et restitution de – comment les qualifier ? couleurs et ondes psychiques. Avec les dessins, capture d'éléments du monde, interprétés dans un registre fantastique – mais eux aussi portent quand même, toujours, trace d'un sentiment ou d'une émotion dont ils sont comme le hiéroglyphe.
La présence du moi de Nadia Ghiaï-Far n'en fait en rien – j'imagine même son horreur à cette idée – une peinture narcissique ou d'exhibition de soi. Parce qu'elle abstrait (relève de l'abstraction), c'est bien un moi universel qui s'y fait jour. Là encore, je pense au Michaux de la Postface de Plume, qui affirme « Moi n'est jamais que provisoire » et ajoute :
« On n'est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s'y tenir. Préjugé de l'unité. [...] On veut trop être quelqu'un.
Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. moi n'est qu'une position d'équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) »
Ce sont bien ces « positions d'équilibre » que Nadia Ghiaï-Far semble rechercher : pour cela, et comme le poète, elle erre souvent dans « l'espace du dedans », là où « la nuit remue », et elle le peint. Et de même que l'écrivain pouvait être déclaré ethnologue des peuplades les plus variées et toutes scrupuleusement inventées, elle mérite d'être qualifiée de naturaliste, classifiant et représentant, dans ses dessins, de quoi remplir le plus onirique cabinet de curiosités qui se puisse imaginer.
Dans un entretien de 2005, elle expliquait : « J'essaie de travailler dans la notion d'enfoncement. Je ne veux pas que quelque chose sorte de la toile pour accrocher le regard. Non, pas du tout. Le spectateur doit pouvoir s'enfoncer dans la toile, passer derrière les choses.[2] »
Creusement, plongée... Et si au lieu de dans, on disait sous ? Je pense aux profondeurs des océans... On sait à présent que dans les abysses vivent des êtres qu'on n'avait pas imaginés – les conditions extrêmes semblent y défier toute possibilité de vie. Les animaux qu'on y a découverts ne ressemblent pas à ceux de la surface, tout en étant quand même des animaux de notre monde. C'est ainsi que je vois les dessins de Nadia Ghiaï-Far : bestiaire de figures inédites et cependant concevables, jamais vues quoique appartenant à la planète Terre. Peut-être parce qu'elles vivent dessous...
[2] Avec Gérard Gaman, La Gazette de l’Hôtel Drouot, 6 mai 2005.
précédent 1 2 3 suite
- Promesses d’épiphanies
par Belinda Cannone - Biographie
- « Le Corps ressent l’espace »
par Jean-Philippe Domecq - Griffes et plumes
par Isabelle Monod-Fontaine
- Auguste Chabaud, un artiste oublié...
par Gérard-Georges Lemaire - Un art qui vaut son pesant d'or : Vitantonio Russo imagine une mise en scène esthétique et ironique des relations de l'art et de l'économie
par Gérard-Georges Lemaire - Si vous passez par Apt : la Fondation Blachère
par Sophie Braganti - Louis Soutter, un langage singulier
par Marie-Noëlle Doutreix