Promesses d’épiphanies
par Belinda Cannone
Pour que le peintre ait accès à ce monde qu'il nous livrera ensuite, il doit se fier à sa perception, la laisser infuser en lui puis s'attacher à la figurer, donc à la projeter au-dehors. La peinture de Nadia Ghiaï-Far, avec ses couleurs puissantes, ses formes issues d'un espace mental, assume cette fidélité à la sensation et trouve la « souplesse » nécessaire pour en restituer la nature vivante et mouvante. On n'imagine d'ailleurs pas un instant que l'idée du tableau ait pu préexister à son exécution : on sent que chacun a dû naître d'une lente exploration intérieure restituée au fil du temps, jusqu'à l'événement (on pourrait dire aussi l'apparition) que constitue l'œuvre aboutie. Ce qui explique sans doute pourquoi Nadia Ghiaï-Far marque comme une hésitation quand on la qualifie d'abstraite : son matériau lui paraît si profondément réel...
Ses toiles se proposent comme des espaces tantôt dansant, tantôt musicaux, faits de vibrations, de motifs qui vont se répétant par ondes, de capillaires par où passent des influx nerveux, de coulures tendres, d'écorces ou de carapaces, et partout des tensions mais qui ne s'affrontent pas et se mêlent harmonieusement – on pourrait dire « ça danse », on pourrait dire « ça circule » –, parfois deux touches en forme d'ailes créent un envol, le réel se déforme, le rêve est à portée de pinceau, explosante fixe, poussée d'embruns, panique de colibris, cœur sanglant et palpitant, pincée d'or au fond de la rivière, songe mis à nu, le dedans est dehors et réciproquement – cette peinture n'appelle-t-elle pas, pour être convenablement décrite, les ressources de la poésie ou de la musique plutôt que celles du verbe raisonneur ?
Ne pas croire toutefois que ce peintre se contenterait de l'immédiateté de l'émotion, de la spontanéité de la sensation. Son œuvre est de ceux qui se signalent par une véritable maîtrise : nous avons affaire à un peintre savant. Nadia Ghiaï-Far connaît bien l'histoire de la peinture et elle a longuement réfléchi sur son médium. Dans les dessins, on s'étonne de la richesse des effets produit par le simple fusain : on ne l'imaginait pas capable de tant de variété dans le rendu. Dans la peinture, elle a essayé plusieurs techniques, très influencée d'abord par les peintres matiéristes, puis, ayant renoncé à la matière brute, elle en a cependant conservé le goût de mêler tantôt du sable, tantôt de la poudre de marbre ou du ciment à la peinture, celle-ci étant constituée de mélanges à l'eau émulsionnés à l'huile, jamais tout à fait lisse ou unie.
La merveille est que cette intelligence du faire aboutisse à des œuvres où domine la force d'effusion. Car enfin, dans ces tableaux et ces dessins si inventifs qu'après s'en être délecté d'un regard synthétique, on doit commencer à en détailler chaque recoin pour y découvrir des surprises nouvelles, des associations heureuses, des tensions subtiles, dans ces œuvres qui nous rendent rêveusement pensif, se marque une générosité qui n'est pas la moindre qualité de l'artiste au travail.
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