« Le Corps ressent l’espace »
par Jean-Philippe Domecq
À savoir ? Une chose que je ne m’étais pas dite – d’où le désir d’y revenir ici –, c’est que Nadia Ghiaï-Far a, comme elle le glisse avec sa discrète ironie dans le titre d’une de ses peintures datant de 1999, le ciel en tête : Ma Tête est dans le ciel. Elle aimerait beaucoup peindre le ciel, au fond, rien que le ciel. Beau projet, immense, but prodigieux. Dans son ouvrage sur la psychologie de la perception, L’art et l’illusion (éditions Gallimard, 1987), l’historien d’art Ernst H. Gombrich consacre un chapitre aux fonds de cieux et nuages dans la peinture de paysage, et il explique que c’est là un sujet révélateur d’un des enjeux de l’art comme instrument de connaissance, car les pans de ciel sont à la fois là, devant nos yeux, en tant que réalité extérieure à nos sens, et, en même temps, ils sont si immatériels par eux-mêmes, qu’ils servent d’idéale surface de projection. En effet, dès que notre attention s’y attarde, nous ne pouvons nous empêcher, malgré nous, d’y voir « quelque chose », toujours quelque chose qui n’est pas nuage ni ciel sans nuage : des formes – animaux, reliefs, mouvements, vibrations condensées –, des formes qui rappellent autre chose que ce ciel.
Or, c’est précisément ce qui nous arrive devant les peintures et fusains de Nadia Ghiaï-Far. Elle nous en avertit, du reste, puisque le mot « tête » revient souvent dans ses titres. Notre tête s’observe en observant tout autre chose qu’elle.
Et puis ce titre : Le Corps ressent l’espace, pour une toile de 2006. Celle-ci, pour peu qu’on s’y attarde, nous prend dans un mouvement bilatéral d’ondes depuis son centre vers les bords latéraux gauche et droit en même temps. Une tension fluide amène notre regard à la fois à se concentrer, littéralement à revenir au centre dont le mouvement latéral nous écarte, et en même temps à accepter l’ouverture vers l’espace qui déborde le cadre du tableau. C’est plus diffus et englobant que le mouvement du fameux « all over » qu’a exploré l’abstraction lyrique américaine du milieu du vingtième siècle. Car c’est moins focalisé sur l’échappée vers les bords, comme chez Jackson Pollock, que dilaté du centre aux bords et retour, de ces bords au centre. Or, regardons un peu le bitume du premier trottoir où nous nous trouvons en sortant, par exemple : notre œil ne le laisse pas tranquille, ce sol, il déborde et revient autour de nos pieds, constamment. Constamment, pourquoi ? Au rythme du flux sanguin, qui irrigue les yeux. Ce rythme commande le tempo de notre attention. Ici, le sol fait office d’écran d’observation de notre manière d’observer (mise en abyme spontanée, oui) lorsque nous regardons avec attention. Cette fois c’est le dur qui sert d’espace de réflexion sensible, comme le faisait le ciel. De fait, Nadia Ghiaï-Far intitule une toile de 2009 : Je creuse la terre.
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