ID : 37
N°Verso : 65
Le Théâtre
Titre : Mes moires
Auteur(s) : par Pierre Corcos
Date : 12/10/2012


Mes moires
par Pierre Corcos

        Il me faut bien reconnaître que la seconde moire qui apparaît sur l'indécise étoffe du souvenir est d'un chatoiement plus sombre... Il est vrai que j'ai vu cette pièce avec un ami, et qu'elle scrute les relations amicales au moyen d'un faisceau concentré et lumineux comme un laser ! Je pense que l'"ère du soupçon", pour reprendre le titre éponyme d'un essai de Nathalie Sarraute, s'était un moment, à la sortie du spectacle, immiscé en nous. Chacun sans doute craignait de percevoir dans l'autre un détail qu'il aurait auparavant négligé, et qui maintenant trahirait quelque malentendu ou malaise soigneusement dissimulé... Il s'agit bien entendu de la pièce "Pour un oui ou pour un non" de Nathalie Sarraute, mise en scène, avec la finesse psychologique qui lui est propre, par René Loyon. Deux vieux amis déroulent l'écheveau emmêlé de leurs relations, à partir d'un petit noeud qu'a remarqué l'un : un petit noeud qui lui pose un grand problème. Surinterprétation paranoïaque, diront ceux qui ne veulent pas suivre l'aventure analytique minutieuse de Nathalie Sarraute. Mais le fait est que, dans une communication, on ne trouve pas seulement des paroles, mais aussi des intonations dans la voix, des gestes et des regards significatifs. Dès lors, on est en droit de décrypter cette communication infraverbale, subliminale... Sauf qu'en réalité, dans la vie courante, soit par indifférence ou paresse, ou encore marge confortable d'a priori positif dont disposent nos proches, on ne le fait pas. Ce type de dialogue hyperanalytique constitue donc une figure théâtrale nouvelle, dans laquelle Sarraute fait de l'investigation progressive interpersonnelle un élément dramaturgique. La direction d'acteurs, ici essentielle, a rendu crédible, jouissif, qu'un beau jour deux amis se lancent dans ce détricotage obsessionnel, et nous a prouvé qu'il s'agit là d'un authentique suspense lié au seul entendement.

        L'effet lumineux qui surgit là, comme d'une étoffe brillante, est curieux : c'est un clignotement, quelque chose qui n'arrive pas à vraiment s'allumer... Et tout me revient d'un seul coup : ce spectacle des arts de la rue et fait pour le plein air, ce pétard mouillé (et à la Cartoucherie en plus !), cette évocation brûlante de la Commune (1871), douchée par une pluie malencontreuse et, sans aucun doute, réactionnaire... Oui, c'était bien ce théâtre d'Histoire pour la rue, la Compagnie Les Lorialets qui, avec un char curieux, à la fois véhicule, scène et tribune, emmène les spectateurs jusqu'au lieu verdoyant de la représentation. Et là, juste deux comédiens : l'un raconte, avec truculence et lyrisme populaire, l'autre, muet, s'active et met tous les éléments en place... Il y a là du mime, du conte, du théâtre et même de la clownerie. Pourtant il y est question d'une tragédie collective, d'une généreuse tentative révolutionnaire sauvagement réprimée... Alors voilà comment la mémoire a reconstruit le souvenir : elle a associé cette pluie hostile, venant contrer la spectacle, à la répression des Versaillais conduits par Mac Mahon ! Mais elle n'a pas manqué, également, de garder en elle le souvenir sonore des applaudissements enthousiastes de spectateurs trempés. Aléas comiques du spectacle de rue, cahots tragiques de l'Histoire...

 

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