Louis Soutter, un langage singulier
par Marie-Noëlle Doutreix
Paradoxalement, en corollaire de cette mise à distance du monde que nous habitons, la proximité et l’impact de ses œuvres augmentent. Loin des dessins lisses de sa prime jeunesse, il nous entraîne ici dans son intimité. Une peinture particulièrement révélatrice à cet égard, titrée Allons à l’aventure, nous évoque les fréquentes fugues de Louis Soutter et son attrait pour les interminables marches durant lesquelles il parcourt le Juras vaudois où se situe son asile.
Peint en 1937, Allons à l’aventure représente deux silhouettes longilignes et noires, courbées mais résolues dans leur marche pourtant vaine. Occupant la surface de la feuille, les ombres se meuvent dans un décor de taches noires, sans horizon ni chemin, comme sur un même plan dépourvu de profondeur. Avancent-elles vraiment ? Elles semblent s’inscrire dans un instant répété incessamment et l’espace trop petit pour elles, ne leur offre pas de meilleures perspectives. Celui-ci se définit d’ailleurs par les figures. Il s’immisce dans les interstices qu’elles laissent vacants, mais les limites de la feuille le confinent ramenant le tout à un jeu de matière et de vide.
Certains dessins sont aussi titrés par des phrases que l’artiste consigne à même la face du papier. Beaucoup d’entre elles renvoient directement à la religion chrétienne, bien que les références à celle-ci au sein de l’œuvre ne soient pas toujours identifiables au premier regard. Les titres des œuvres de Louis Soutter font partie intégrante de celles-ci puisqu’ils s’y inscrivent. Cependant, ils n’apparaissent pas comme une interprétation imposée mais comme une indication poétique de l’association d’idées reliant l’esprit de l’artiste à son expression manuelle. J’étais à Gethsémani, réalisé en 1936 présente un portrait de femme à l’encre de Chine. Gethsémani désigne dans la Bible l’oliveraie au pied du Mont des Oliviers, où Jésus et ses apôtres allèrent prier la nuit où Judas le dénonça. Ce lieu renvoie ainsi aux thématiques de la faute et de la trahison. Le portrait occupe pratiquement toute la surface de la feuille, en particulier son importante chevelure où les mèches s’entremêlent telles des serpents. Les femmes en cheveux étaient assimilées aux prostituées[3] dans l’iconographie chrétienne mais le serpent rappelle de plus Eve, qui tentatrice tendit la pomme à Adam. Le cou noueux et long de la femme dessinée évoque aussi la forme d’un serpent tandis que la nudité de ses épaules et du haut de son buste évoque le jardin d‘Eden. Le visage grimaçant, long et maigre se trouve de plus entièrement noirci. Les yeux se révulsent, la bouche s’ouvre et se tord en découvrant de larges dents blanches. Des colliers de perles aux allures de chapelet, parent le buste blanc et s’entortillent dans les cheveux. La figure s’affiche pleinement menaçante et monstrueuse. D’autres titres de portraits de femmes traitées de la même manière évoque la Bible comme Le soir des rameaux ou L’Antéchrist créés tout deux en 1935.
[3] Dans les représentations iconographiques, à l’exception de Marie, les vierges ne portaient pas non plus de coiffes, celles-ci étant réservées aux femmes mariées.
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