Sensus communis. À propos des photographies de Philippe Monsel
par Luc Ferry
Pour s’en tenir à l’essentiel, on pourrait dire qu'à la fin du XVIIIe siècle, trois grandes réponses se mettent en place pour rendre compte de ce singulier phénomène de production du lien social autour de l’art, un phénomène que l’on retrouve également dans la religion, bien sûr, mais aussi dans l’humour, le trait d’esprit créant lui aussi, d’un seul coup et sans qu’on puisse toujours en saisir le mécanisme caché, un trait d’union entre des êtres humains qui, d’atomes ou de monades isolées qu’ils étaient encore une seconde auparavant, se transforment comme par magie en une communauté.
La première réponse est celle du rationalisme classique, hérité du cartésianisme, dont le modèle se trouve si admirablement développé au XVIIIe siècle par Rameau, mais qui s’exprime déjà dans ces quelques vers de l'Art poétique de Boileau: « Rien n’est beau que le vrai/le vrai seul est aimable/il doit régner partout/et même dans la fable ». Le Beau s’y définit comme l’illustration d’une idée vraie, d’une vérité de raison dans un matériau sensible - le marbre de l’architecte ou du sculpteur, la couleur du peintre, les vibrations sonores du musicien. Dans la mesure où, selon la plus célèbre formule de Descartes, le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, on comprend aisément comment la mise en scène sensible d’une idée commune à l’humanité peut et doit rassembler, faire consensus. Le génie classique n'est pas celui qui invente, mais celui qui découvre, le terme étant ici pensé sur le modèle de l'activité scientifique. On peut donc juger de la beauté comme de la vérité et ce pour une raison bien compréhensible : la première n'est rien d'autre que l'expression sensible de la seconde. C’est en ce sens que Molière, par exemple, cherche à « illustrer » de manière sensible quelques vérités bien senties sur l’espèce humaine en nous dévoilant à sa manière de grands « types idéaux » de l’humanité : le Tartuffe, l’Avare, de Dom Juan, l’hypocondriaque, les snobs…Chaque fois, ce sont les idées, les « notions communes » d’abord saisies par l’intelligence qui sont ensuite exposées dans l’art. Exprimant une vérité de raison de façon sensible, il ne peut qu’être plaisant pour tout esprit normalement constitué.
Une deuxième réponse, qu'on pourrait dire "matérialiste", se dessine du côté de l'empirisme anglais. À certains égards, elle prend le contre-pied de celle des classiques français. On pourrait la résumer ainsi : la beauté n’est nullement l’illustration d’une idée vraie, d’une vérité de raison, elle est tout au contraire ce qui réjouit nos organes sensoriels. Comment expliquer dans cette perspective que certaines œuvres rencontrent une adhésion quasi universelle ? La réponse peut être brève : les êtres humains ayant à peu de chose près les mêmes organes, ce qui plaît à l’un doit plaire aussi aux autres, de sorte qu’il n’y a nulle surprise au fait que le beau plaise quasi universellement. Le problème principal n'est plus de comprendre les consensus, qui vont de soi, mais à la limite d'expliquer au contraire les divergences de goût. On en rendra raison par les petites différences affectant les sens, qui peuvent être sains ou malades, éduqués ou sauvages, raffinés ou grossiers, etc.
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