Peter Klasen
par Amélie Adamo
Beauté sous haute tension
Dans l’esthétique klasenienne, la vision de la beauté demeure ambivalente.
Des tableaux binaires (1960) et Fragments (fin 1990) jusqu’au cycle Life is beautiful (amorcé en 2000), les œuvres témoignent d’une attirance fétichiste pour la beauté des formes, celles de l’objet industriel et du nu féminin. Issus d’images objectivées (de nature photographique) et traduits avec les moyens distanciés de l’aérographe ou de l’impression numérique, les corps peints relèvent d’une plasticité aussi fascinante que la perfection glacée des icônes du cinéma. Bouches entrouvertes pulpeuses, regards électriques ou de velours, seins tendus et bombés. Autant d’appels érotisant qui contribuent à affirmer positivement la présence palpable et désireuse de l’être. Et si la mort est parfois suggérée, jamais l’abject ou le sang ne sont représentés : les corps embellis, quelque part déifiés, attirent plus qu’ils ne repoussent, rendant ainsi la perception du tragique soutenable.
Mais cette beauté, qui n’apparaît que par fragments, est toujours mise en tension avec d’autres motifs. Par collages, juxtapositions ou télescopages, la figure demeure aux prises avec une profusion d’éléments issus du monde urbain et mécanique : appareils d’hygiène et médicaux, déchets, machines, grattes-ciels, trains, voitures, bâches, barreaux, panneaux de signalisation. En constant renouvellement depuis les années 1960, ces éléments suggèrent un sentiment de menace, d’oppression, d’enfermement. Ils font écho aux bouleversements de la société. De Lübeck à Berlin, de Paris à Hiroshima ou New-York, les œuvres rendent sensibles une Histoire marquée par la toute puissance industrielle, la scission de l’être et du monde de l’avoir, la marchandisation des corps, les bombardements ou ravages nucléaires, la violence du terrorisme et des idéologies extrémistes. Faisant suite aux attentats du 11 septembre, le cycle « Life is beautiful » amorce ainsi une réflexion sur la fragilité de l’existence humaine. Comme en témoigne Murder où surgit, d’un amoncellement d’objets et de déchets, le magnifique buste d’une femme assassinée.
C’est précisément dans cette ambivalence que réside la force suggestive de l’œuvre. Entre attirance et distanciation, beauté et menace, le spectateur appréhende la complexité et les contradictions du monde. A travers les éléments du tableau qui s’assemblent tels des fragments de mémoire, il peut se frayer ses propres chemins. Libre de subir l’ordre chaotique des choses. Et de voir disparaître la présence de l’homme sous les décombres des cités modernes. Mais libre aussi de cultiver, sur ce terrain complexe, un champ fécond de possibles où, entre graines de rêves et semences de désirs, l’imaginaire se déploie et repousse la vie humaine. Une vie fragile et vacillante, entre ombre et lumière, comme un néon de chair clignotant au fond des nuits urbaines.
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