Le prisme des couleurs fauves
par Gérard-Georges Lemaire
Ce que l’artiste sénégalais Soly Cissé a pu entreprendre récemment montre comment une vieille définition peut être subvertie. Si ses dernières toiles ne semblent pas laisser transparaître quoi que ce soit qui puisse ressembler à une représentation, leurs titres ont la faculté de nous ramener à des éléments figuratifs très bien dessinés ou très suggestifs : Chien jaune, Rat bleu, Corps méchant - yeux doux, pour ne citer que ceux-là, vont de l’animal associé à une couleur unique à des confrontations contradictoires sur la corporéité et le sentiment de la corporéité. Ces titres ne sont pas innocents. Leur seule présence modifie sensiblement notre façon de regarder l’œuvre et donc de la vivre. Il ne fait aucun doute que nous allons y chercher des éléments figuratifs et que nous les trouverons, puisqu’ils existent, cachés sans doute, un peu comme dans les jeux destinés aux enfants où il faut découvrir l’image cachée dans le dessin. Sans doute est-il important pour le peintre que la réalité à travers le monde animal, ait son mot à dire dans ses compositions. Feu de brousse comprend aussi des chiffres et des lettres bien incongrues dans la situation induite par le titre : l’auteur ne songe qu’à la vérité de son rêve pictural et non à la cohérence formelle ou contextuelle. Mais le reste, tout le reste, n’est qu’un agencement de plans colorées, disposés avec vigueur et parfois en marquant des reliefs.
Nous devons alors abandonner nos références et nos valeurs, oublier un moment l’histoire de l’art jusqu’à ce jour pour jouir pleinement de ses jeux d’oppositions ou de rapprochements chromatiques toujours appliqués avec une vitalité et une intensité jubilantes. Qu’une petite tête d’animal presque imperceptible surgisse tout d’un coup d’une plage de couleur jaune ne change absolument rien à l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre à d’autres interprétations qui n’affectent pas son élan formel et son dispositif chromatique. Il faut préciser ici que ses tableaux ne forment pas des suites qui seraient la déclinaison d’un thème. Chaque œuvre est une nouvelle naissance, avec ce qu’elle comporte de force, d’excès, de beauté et parfois de transgression et d’outrance plastiques. Mais doit-on qualifier son mode d’expression, le ramener à ce que nous connaissons. Bien sûr, Soly Cissé semblera plus proche de Wilhelm de Kooning ou de Jean-Michel Basquiat que de Carmelo Arden Quin ou de Gottfried Honneger ! Mais est-ce que cela a un sens ? Est-ce que cela nous enseigne véritablement quelque chose d’important ? Ce qui compte à mes yeux est que la toile qui se trouve devant moi et que je scrute, curieux et un peu angoissé, fasciné et soupçonneux, que cette toile avec laquelle je tente d’entretenir une relation, quelle qu’elle puisse être, possède la faculté de se rapprocher de moi, de faire vibrer mes sens, de bousculer non ou mes sentiments, et surtout de me toucher en plein cœur. L’émotion doit être forte, soit quand je la découvre, soit quand j’y repense plus tard : il existence un temps à cette relation, différent pour chacun de nous, qui doit aboutir à une sensation forte : si l’on n’éprouve pas la puissance et la valeur évocatrice de tous les arcanes plus ou moins dissimulés, alors l’ouvre n’a pas lieu d’être à nos yeux. Sinon, nous la conservons en nous. Immédiat ou non, ce rapport fait d’émotions et d’intuitions doit s’établir entre l’œuvre et le regardeur que je suis (que vous êtes), sans quoi c’est un jeu de dupes. L’œuvre doit séduire et, en même temps, surprendre, déconcerté, parfois renverser. Elle ne peut laisser indifférent. Et surtout elle ne peut conduire à un froid raisonnement sur sa position sur l’échiquier de l’art contemporain.
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