Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique,
dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé
La fiction serait plus
confortable mais Stendhal, inventant la marche de Julien Sorel vers la
mort, n’écrit que des « fadaises [5]». Il faut lui
préférer Dostoïevski qui lui au moins, sait de quoi il
parle et écrit sur ce qu’il a vécu
[6]. D’un côté, une réalité trop
complexe, inépuisable, de l’autre côté un souci
de vérité. Claude Simon surmonte les tracasseries
administratives du Service historique de la Défense à
Vincennes parce qu’il tient à recouper ce qu’il a
vécu de témoignages d’archives ; il ne peut
d’ailleurs s’empêcher de remarquer les
imprécisions, les erreurs des rapports officiels. Cependant,
à côté de ce souci extrême de
vérité, un autre point le préoccupe, qui
s’éloigne de la vérité
avérée : l’adhésion du lecteur. Il
renonce, dans son scénario final, à ce que les cavaliers
enduisent leur casque de boue comme ils le font dans la
réalité, pour des raisons de vérité artistique:
non seulement ce qui est vrai risquerait de paraître invraisemblable
mais il s’agit de souligner ce qui fait l’essence de cette
évocation, l’extrême vulnérabilité des
derniers soldats dont les casques brillent au soleil, les
révélant à l’ennemi. L’interview du
journaliste qui prend place dans Le jardin des Plantes
n’est pas plus vraie ; elle est la synthèse de
plusieurs interviews réelles, pour les mêmes raisons de
vérité artistique et d’efficacité
littéraire, liée à la réception.
Il semble donc qu’il
faille dépasser l’idée de représentation
fidèle du vécu pour une autre conception de la relation
entre le réel et l’oeuvre, peut être à
chercher du côté du référent et de l’usage
que l’auteur en fait.
Le colloque de Cerisy de
1971 sur le roman −Claude Simon se sert des
« Actes » du colloque− est
rapporté avec quelque humour. On y parle, dès les premiers
jours, de ce que Claude Simon a montré : outre quelques
billets de banque, la lettre à lui adressée par le colonel
C. qui atteste que le récit de l’épisode de la
débâcle de 1940, raconté en particulier dans La
Route des Flandres, est « fidèle dans le plus petit
détail [7]»
à la réalité et fonctionne donc comme
référent incontestable au récit. Les participants du
colloque ne se préoccupent pas de l’intérêt de
l’œuvre mais, considérant les pratiques devenues dogmes
du Nouveau Roman, s’interrogent sur la possible hérésie
de l’auteur qui aurait cédé à un penchant
−impardonnable !− « vers un certain
passé référentialiste [8]». Alain Robbe Grillet répond
à l’indulgence d’un intervenant : « Il
n’en reste pas moins que C.S. nous donne constamment ses
référents. (...)Donc, il faut bien croire que S. accorde aux
référents une importance supérieure à celle que
font les autres romanciers de cette réunion.[9] ». Ce qu’atteste
Robbe Grillet dans une interview de 1997 intitulée
Nous étions tous des
terroristes: « Quant à Simon, il accordait en
général au référent
« réel » une importance
primordiale... [10]»
Cependant à la permanence du référent s’oppose
la variation de ses apparitions à travers l’écriture,
comme le confirmera plus tard Claude Simon. « Selon la
formulation choisie, ce n’est pas la même chose qui
est dite [...] pourtant le « référent »
est dans chaque cas le même.[11] » Ainsi le scénario qui
clôt Le Jardin des Plantes dit autre chose que la part
romanesque qui le précède et pourtant ils touchent aux
mêmes moments.
Il semble que pour Claude
Simon, qui considère les règles du Nouveau Roman comme aussi
castratrices que celles du Réalisme ou du Naturalisme, un
référent, une plongée dans la sensation vécue,
une pratique proche de l’hypotypose soient nécessaires
à la création et à l’acquiescement du lecteur,
quitte, comme ceux qu’il admire : Proust, Dostoïevski,
Faulkner à utiliser ce référent dans une
création qui fraie avec l’autobiographie sans s’y
assimiler. Ecrire, c’est explorer sa vie puis en jouer sur la page.
L’écriture devient une reconfiguration du réel.
[5] Le
Jardin des Plantes, La Pléiade, Gallimard, 2006 (pour
l’œuvre de Claude Simon, toutes les citations y seront
prises.) p.1118.
[6]
p.1124.
[7]
p.1161.
[8]
p.1163.
[9]
1162−1163.
[10] Alain
Robbe Grillet, « Nous étions tous des
terroristes », propos recueillis par Jean Louis
Ezine, Le Nouvel Observateur du 18 au 24 septembre
1997.
[11] Claude
Simon, entretien accordé à M. Calle Gruber en 1993
dans M. Calle Gruber, Le Grand Temps, 2004,et
M.Calle Gruber, Claude Simon, « Complément
d’information» http://sens-public.org/spip.php?article622
consulté le 16−10−2012 (Crochets, italiques et
guillemets de M. Calle Gruber)
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