ID : 70
N°Verso : 67
Littérature et Photographie
Titre : Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
Auteur(s) : par Michelle Labbé
Date : 30/03/2013


Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé

        Puisque la fiction pure semble écartée, la narration traditionnelle, avec ce qu’elle suppose : les personnages, l’intrigue, la notion de suspens, −dénoncées parfois même par le roman dit « traditionnel »− est bannie. Claude Simon cite Flaubert : « Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le comte seront dupés.[12] » La narration existe cependant mais elle aussi souvent placée sous le signe du paradoxe, comme ce qui s’ensuit de l’attaque allemande vers Solre le Château, « plusieurs événements qui, en dépit ou en raison même de leur apparente incohérence, constituent un tout pratiquement homogène et cohérent. [13]» La cohérence devient une sorte d’accident temporel, avec cette alternative de « en dépit » ou « en raison de » qui établit une équivalence qui défie la logique entre le consécutif et le concessif. Une autre exception : la biographie du peintre Novelli, abordée une première fois, puis reprise sur plusieurs pages, chronologique et cohérente, Novelli, l’alter ego, déporté à Dachau, qui faute de pouvoir supporter l’humain civilisé, s’enfuit dans la forêt amazonienne et finit par vivre avec des Indiens, hors des notions d’ego, de temps et de lieu, chères à la civilisation et à la littérature occidentales. Cependant le récit chronologique se clôt sur une langue qui aurait pu exprimer la souffrance mais qui reste impossible à transcrire, dont la peinture seule peut chercher à donner non pas une équivalence mais une idée approchée, « lignes superposées de lignes irrégulières, ondulant comme un cri, se répétant, jamais identiques[14] ». A la causalité chère au roman réaliste qui enchaîne les événements les uns aux autres se substitue le plus souvent, dans Le Jardin des Plantes, une pensée par associations d’idées : l’ondulation de l’eau de la baignoire amène l’ondulation des tableaux de Novelli qui par l’un de leurs titres « The road to recovery » amène ironiquement l’évocation de la route des Flandres dont les déflagrations mortelles amènent celles du feu d’artifice de Stockholm, le soir de la réception du Nobel...[15] ou celui de Barcelone. A l’occasion, lui revient un vers d’Apollinaire : « Dieu que la guerre est jolie » qui s’insère par antiphrase entre des « mortiers » et des « automitrailleuses»[16]. Ce qui préside à la composition de l’œuvre est non seulement, outre un principe esthétique comme chez Novelli, le souci de représenter le flux de la pensée, plus exactement de la mémoire −mue par l’écriture. Cette pensée analogique semble faite de strates, expression parfois d’une conscience aiguë, souvent de réminiscences obsessionnelles, de souvenirs de lectures, d’une mémoire collective, parfois d’une perception préconsciente, labile et floue, parfois d’une rêverie.
         Dans Le Jardin des Plantes, le temps perd donc habituellement sa linéarité causale, faute de narration suivie, faute de traduire l’interférence entre l’individu et la société. Les catégories du temps et du récit n’ont plus de contours, se font errances et interrogations. A la déploration de Flaubert, épigraphe à la quatrième partie : « avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant », viennent répondre les fréquentes références à Proust qui attestent le besoin d’affronter le temps. Comme l’homme contemporain a perdu la foi qui ancrait son temps et son être dans un au delà, il se trouve solitaire, sans histoire et sans Dieu, en état de totale déréliction. .  « Dans tout le texte de la « Recherche » Marcel Proust ne parle jamais de l’existence de Dieu  [17]» Il lui faut se saisir lui-même en saisissant le temps hors de toute idéologie et hors de toute métaphysique préexistantes et, par la seule force de son esprit, faire échec à l’écoulement temporel, en immobilisant le surgissement, dans un effort sans cesse renouvelé.

[12] Le Jardin des Plantes, La Pléiade, Gallimard, 2006 (pour l’œuvre de Claude Simon, toutes les citations y seront prises.) p. 938.
[13] p. 1048.
[14] p.1080.
[15] p .914 −915.
[16] p. 917.
[17] p. 951.

 

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