ID : 70
N°Verso : 67
Littérature et Photographie
Titre : Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
Auteur(s) : par Michelle Labbé
Date : 30/03/2013


Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé

         Il arrive qu’un même moment, évoqué dans l’œuvre à plusieurs reprises, selon des modes différents, donne, paradoxalement, le sentiment d’un éternel retour, à la discrétion de l’écrivain. Autre sentiment de pouvoir sur le temps ou du moins de tentative de pouvoir sur le temps : l’impression de ralentissement provoquée par les énumérations, par l’acuité et le nombre de précisions, prolongées de comparaisons déclenchées par la pensée analogique, qu’il s’agisse de grêle de balles[18] ou de l’ingestion de l’hostie[19]. « Les arts mécaniques », comme le cinéma et la kinéphotographie, peuvent décomposer une seconde en multiples clichés [20] et donner, eux aussi, l’illusion d’une maîtrise du temps. C’est également l’interruption brutale de la narration, l’arrêt du mouvement dans la description de tableaux, de cartes postales, d’un vitrail où le zouave pontifical « était immobilisé dans l’attitude de la course, une jambe repliée en avant, l’autre en extension...  [21]»
         Ainsi se fige le temps se projetant sur l’espace. La narration se fait description.
         La description à son tour peut se faire narration, dans une confusion des catégories traditionnelles du roman. Comme le temps, l’espace évolue. Claude Simon. évoque, avec ironie, le mépris dont la description pâtit chez certains écrivains, lecteurs eux mêmes. « L’auteur nous refile ses cartes postales », dit Breton de certaines descriptions de Dostoïevski. « De son côté Montherlant déclare que lorsque dans un roman il arrive à une description il « tourne la page » [22]». Mais si la description se heurte au déplaisir et à la paresse du lecteur, elle s’avère essentielle au romancier qui tente une saisie du réel pour se saisir lui même ; il est inconcevable de figer ce qui s’est avéré changeant et traumatisant : l’effondrement des lieux en temps de guerre. Outre les paysages de 1940 en déliquescence permanente, tout varie. C. Simon cite La Recherche : pour le narrateur comme pour Madame de Cambremer, les mouettes se colorent selon la lumière comme les nymphéas de Monet ou adoptent, selon le jour, la lumière de tel peintre ; « ...j’ajoutai qu’il était malheureux qu’elle n’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille, car à la même heure, c’est une lumière de Poussin qu’elle eût pu admirer.[23]  » Mais la vision d’un paysage ou d’un tableau dépend aussi de l’humeur de l’observateur et de la doxa du moment qui condamne ou exalte. Ainsi pour Madame de Cambremer, avant qu’elle ne décide de réviser son jugement , Poussin est « le plus barbifiant des raseurs [24]» et elle méprise les couchers de soleil : « c’est romantique, c’est opéra[25] ». Peut on faire une transcription objective du réel ? « ...il n’existe pas de style neutre ou comme on l’a aussi prétendu d’écriture « blanche » ce qui revient d’une façon assez naïve à entretenir le mythe d’un romancier dieu présenté comme un observateur impassible au regard détaché, «  le monde comme si je n’étais pas là pour le dire » ironise déjà Baudelaire...[26]  » L’évanescence des apparences, l’impossibilité d’appréhender le réel, d’autant plus qu’il est vu à travers la subjectivité et la mémoire, soumises elles mêmes à l’élan de l’écriture, amènent non seulement des approches recommencées de mêmes réalités mais un nombre impressionnant d’encadrés qui tentent de maîtriser ce qui se délite sans cesse. Outre les fenêtres, les hublots, la baignoire, l’intertexte cite les peintures de Gastone Novelli, les vitraux, les cartes postales, les articles de journaux, les lettres. Il est fréquent qu’à un paysage de débâcle, par exemple « ce sillage à la fois pathétique et répugnant que la guerre laisse derrière elle, fait de véhicules de toute sorte, abandonnés ou détruits...de chevaux morts, de bagages crevés, d’objets les plus hétéroclites... » succèdent les tableaux de Novelli, liste qui revient en leit motiv, avec constantes et variantes où le chaos : « Vuole dire caos » et la peur « Paura clandestina » voisinent avec un retour à l’origine : « Ora zero[27] » ou avec l’évidence de la lumière « La luce nelli mani / Visibilita 2 [28] », comme si la démarche créatrice, ce qui est dit « giornale intimo », l’injonction d’écrire, dans son effort désespéré pour cerner une partie du réel, permettait un changement de régime, le passage du chaos à une forme de clarté et de sérénité.

[18] Le Jardin des Plantes, La Pléiade, Gallimard, 2006 (pour l’œuvre de Claude Simon, toutes les citations y seront prises.) p. 924.
[19] p. 926.
[20] p.925.
[21] p.1029.
[22] p.1086.
[23] p.1020.
[24] p.1021.
[25] p.1024.
[26] p. 1100−1101.
[27] p.951−952.
[28] p.1086.

 

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