Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique,
dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé
Il arrive qu’un
même moment, évoqué dans l’œuvre à
plusieurs reprises, selon des modes différents, donne,
paradoxalement, le sentiment d’un éternel retour, à la
discrétion de l’écrivain. Autre sentiment de pouvoir
sur le temps ou du moins de tentative de pouvoir sur le temps :
l’impression de ralentissement provoquée par les
énumérations, par l’acuité et le nombre de
précisions, prolongées de comparaisons
déclenchées par la pensée analogique, qu’il
s’agisse de grêle de balles[18] ou de l’ingestion de
l’hostie[19].
« Les arts mécaniques », comme le
cinéma et la kinéphotographie, peuvent décomposer une
seconde en multiples clichés
[20] et donner, eux aussi, l’illusion d’une maîtrise
du temps. C’est également l’interruption brutale de la
narration, l’arrêt du mouvement dans la description de
tableaux, de cartes postales, d’un vitrail où le zouave
pontifical « était immobilisé dans
l’attitude de la course, une jambe repliée en avant,
l’autre en extension...
[21]»
Ainsi se fige le temps se
projetant sur l’espace. La narration se fait description.
La description à
son tour peut se faire narration, dans une confusion des catégories
traditionnelles du roman. Comme le temps, l’espace évolue.
Claude Simon. évoque, avec ironie, le mépris dont la
description pâtit chez certains écrivains, lecteurs
eux mêmes. « L’auteur nous refile ses cartes
postales », dit Breton de certaines descriptions de
Dostoïevski. « De son côté Montherlant
déclare que lorsque dans un roman il arrive à une
description il « tourne la page » [22]». Mais si la description
se heurte au déplaisir et à la paresse du lecteur, elle
s’avère essentielle au romancier qui tente une saisie du
réel pour se saisir lui même ; il est inconcevable
de figer ce qui s’est avéré changeant et
traumatisant : l’effondrement des lieux en temps de guerre.
Outre les paysages de 1940 en déliquescence permanente, tout varie.
C. Simon cite La Recherche : pour le narrateur comme pour
Madame de Cambremer, les mouettes se colorent selon la lumière comme
les nymphéas de Monet ou adoptent, selon le jour, la lumière
de tel peintre ; « ...j’ajoutai qu’il
était malheureux qu’elle n’eût pas eu
plutôt l’idée de venir la veille, car à la
même heure, c’est une lumière de Poussin qu’elle
eût pu admirer.[23]
» Mais la vision d’un paysage ou d’un tableau
dépend aussi de l’humeur de l’observateur et de la doxa
du moment qui condamne ou exalte. Ainsi pour Madame de Cambremer, avant
qu’elle ne décide de réviser son jugement ,
Poussin est « le plus barbifiant des raseurs [24]» et elle méprise
les couchers de soleil : « c’est romantique, c’est
opéra[25] ».
Peut on faire une transcription objective du réel ?
« ...il n’existe pas de style neutre ou comme on
l’a aussi prétendu d’écriture
« blanche » ce qui revient d’une façon
assez naïve à entretenir le mythe d’un romancier dieu
présenté comme un observateur impassible au regard
détaché, « le monde comme si je
n’étais pas là pour le dire » ironise
déjà Baudelaire...[26]
» L’évanescence des apparences,
l’impossibilité d’appréhender le réel,
d’autant plus qu’il est vu à travers la
subjectivité et la mémoire, soumises elles mêmes
à l’élan de l’écriture, amènent
non seulement des approches recommencées de mêmes
réalités mais un nombre impressionnant
d’encadrés qui tentent de maîtriser ce qui se
délite sans cesse. Outre les fenêtres, les hublots, la
baignoire, l’intertexte cite les peintures de Gastone Novelli, les
vitraux, les cartes postales, les articles de journaux, les lettres. Il
est fréquent qu’à un paysage de débâcle,
par exemple « ce sillage à la fois pathétique et
répugnant que la guerre laisse derrière elle, fait de
véhicules de toute sorte, abandonnés ou détruits...de
chevaux morts, de bagages crevés, d’objets les plus
hétéroclites... » succèdent les tableaux
de Novelli, liste qui revient en leit motiv, avec constantes et
variantes où le chaos : « Vuole dire
caos » et la peur « Paura clandestina »
voisinent avec un retour à l’origine : « Ora
zero[27] » ou avec
l’évidence de la lumière « La luce nelli
mani / Visibilita 2 [28]
», comme si la démarche créatrice, ce qui est dit
« giornale intimo », l’injonction
d’écrire, dans son effort désespéré pour
cerner une partie du réel, permettait un changement de
régime, le passage du chaos à une forme de clarté et
de sérénité.
[18] Le
Jardin des Plantes, La Pléiade, Gallimard, 2006 (pour
l’œuvre de Claude Simon, toutes les citations y seront
prises.) p. 924.
[19] p.
926.
[20]
p.925.
[21]
p.1029.
[22]
p.1086.
[23]
p.1020.
[24]
p.1021.
[25]
p.1024.
[26] p.
1100−1101.
[27]
p.951−952.
[28]
p.1086.
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